Damian Nisenson, le polyglotte du jazz

S’il fallait prêter un visage actuel à l’opiniâtreté, voire au courage, alors Damian Nisenson conviendrait à merveille. Quel parcours que celui de ce saxophoniste et compositeur installé à Montréal depuis 2004 ! Quel destin que celui de cet homme qui propose aujourd’hui un album intitulé Sit sur l’étiquette Malasartes. Qu’on y songe : sa vie a été faite de la poésie juive des ghettos d’Ukraine et de Moldavie à la verdeur fiscale de la Suisse, en passant par le culte des kibboutz en Israël et surtout l’inclination pour l’horreur des généraux argentins. Détaillons. Du moins essayons.
À la fin du XIXe siècle pour certains ou au début du XXe pour les autres, ses grands-parents ont fui, jeunes, les pogroms qui rythmaient la vie des ghettos d’Ukraine et de Moldavie. Destination ? L’Argentine. L’un des grands-pères était un poète qui parlait une langue aujourd’hui rare : le yiddish. Il récitait et chantait non seulement ses poèmes, mais aussi ceux écrits ici et là dans l’Empire austro-hongrois ou en Russie. Les autres ? Ils aimaient la musique quand ils n’en jouaient pas. Du klezmer, il va sans dire.
De ces personnages dont les vies empruntent aux légendes se démarqua un grand-oncle. « En Argentine, il était un troubadour qui jouait du klezmer, mais aussi du tango et du jazz. Chez nous, la musique était toujours présente. Mes premiers souvenirs sonores, au début des années 1960, c’est Getz avec Gilberto et Mulligan avec Brookmeyer. À l’âge de sept ans, j’ai commencé à suivre des cours de flûte. Puis j’ai étudié pendant des années au conservatoire de Buenos Aires le violoncelle, la guitare classique. »
Au milieu des années 1970, les généraux argentins, si convenables aux yeux de Kissinger et de la cohorte des politiciens ivres de sang, imposent une manière de faire et bien des lois calquées sur le régime qui avait servi de modèle à Juan Perón. Inutile de préciser. Chacun aura deviné lequel. Alors Damian, âgé de 18 ans à ce moment-là, sachant que les étudiants étaient particulièrement visés, prit la route de l’exil à la vitesse grand V. Direction : la Suisse.
« Je me suis installé à Fribourg, où j’ai étudié le saxophone classique. J’ai commencé à jouer un peu partout ici et là, surtout à Genève. Lorsque la dictature des généraux a été renversée, je suis retourné en Argentine. Dans les années 1990, je jouais dans un groupe rock-pop qui avait pas mal de succès. Mais voilà, j’ai détesté ça. En 1997, j’avais quatre filles, j’ai décidé de quitter ce pays. »
« Peu après mon arrivée au Québec, j’ai fait la rencontre de Denis Leblanc, un excellent joueur de bandonéon, qui a écrit deux noms sur une feuille de papier. Celui de Joane Hétu [l’admirable fondatrice d’Ambiances magnétiques] et du batteur Pierre Tanguay. C’est Joane qui m’a conseillé de fonder un label. C’est comme ça qu’est né Malasartes. »
Aujourd’hui, notre saxophoniste propose donc Sit réalisé en compagnie de Jean-Félix Mailloux, qui est l’exemple parfait de ce que solidité à la contrebasse signifie, de Bernard Falaise, aussi tranchant et vif qu’un Marc Ribot, et du batteur Tanguay, qui a ceci de littéralement prodigieux, il n’y a pas d’autre mot, qu’il a fait l’alchimie entre Joey Baron, Shelly Manne et Billy Higgins.
Le résultat fait naturellement penser à John Zorn, celui de Masada, celui des associations avec divers cantors. En un mot, Nisenson a réussi quelque chose de très singulier : remonter le fil d’une vieille et lointaine culture avec un souci pour la finesse, la subtilité, qui fait de Sit un grand disque.