Place aux interprètes pour l’événement de clôture

Higelin. Jacques Higelin. Auteur-compositeur-interprète français. Né le 18 octobre 1940, mort le 6 avril 2018. Qui ça, Jacques Higelin ? doit-on se demander dans cette foule venue à la place des Festivals pour « La musique de Stone ». Yann Perreau le sait pertinemment, et quand il s’amène sur scène, il irradie. Pardi ! Quel beau défi que cette heure de chansons de Higelin commandée par le programmateur en chef Laurent Saulnier ! « À Montréal, on est les premiers à rendre hommage à cet être lumineux, qui incarnait la liberté […] un aventurier de l’amour », dit fièrement Yann. « J’espère que vous allez découvrir Jacques Higelin… Ça, c’est la première chanson que j’ai entendue de Jacques : Y’a pas de mot. » Une ballade magnifique.
Puis ça y va résolument rock : c’est le plan Perreau. Du Higelin pour réchauffer. La chanson s’intitule Chaud chaud, c’est voulu. Derrière le chanteur, ça déménage. Il y a Yves Desrosiers, Gilles Brisebois, François Lalonde : rien de moins que La Sale Affaire, le groupe de Jean Leloup première époque, rassemblé pour l’occasion. Entendre Hubert Lenoir vociférer Boxon, ainsi appuyé, on se dit que le rock vit sa vie au présent, encore et toujours.
Un beau bordel à la Higelin

Rien ne sera ordinaire dans ce spectacle, c’est l’évidence. Anna Frances, des Deuxluxes, redessine Mona Lisa Klaxon et les gens sont un peu décontenancés : tant mieux. Le piano de Catherine Major refuse d’obéir, sûr et certain que c’est le fantôme de Jacques Higelin qui vient foutre le bordel. Yann Perreau improvise des vocalises en attendant, très Higelin dans l’attitude. Finalement ça y est : Champagne ! Catherine et Yann partagent une chanson adorable des années 1960 de Brigitte Fontaine et de son Jacques : Cet enfant que je t’avais fait.
Ça en dit long sur le travail passionné de Yann Perreau : il a vraiment fouillé le répertoire. Et cherché des extraits d’entrevue : on entend Higelin parler de ses trois enfants. Et puis voilà l’increvable Jim Zeller, qui avait soufflé dans son harmonica pour Higelin au Stade olympique, en première partie de Diane Dufresne ! Et puis c’est Carl Tremblay qui se joint à la bande pour Paris New York New York Paris ! Rien que de riches idées, ce spectacle !
Yann est déchaîné. Possédé. Hubert Lenoir ne s’en laisse pas imposer non plus : c’est sans doute le phénoménal jeune chanteur qui rappelle le plus le rock’n’roll français des années 1980, de Téléphone à… Higelin. Difficile de savoir comment cette foule très familiale reçoit ces claques, mais on constatera ceci : Les Deuxluxes et La Sale Affaire alliés pour 3 tonnes de TNT, c’est du rock sans compromis. Et ça s’applaudit, d’où je suis. Franchement, ma soirée est faite.
« La musique de Stone », ou les compositeurs et interprètes à l’honneur

La soirée se poursuit néanmoins, et pas pour rien. « La musique de Stone », c’est le titre du grand spectacle qui clôt ces Francos. Depuis le dévoilement de la programmation, j’en comprends que, pour une fois, la lumière ne sera pas absorbée tout entière par le fameux parolier que-vous-savez, et que ce sera enfin l’heure de gloire de ses collaborateurs essentiels : les compositeurs, les mélodistes de génie que sont les Germain Gauthier, François Cousineau, Christian St-Roch, Richard Cocciante et Michel Berger… Sans oublier les Julien Clerc et Barbara, entre autres alliés de prestige. Longue liste, forcément incomplète : elles et ils sont si nombreux à avoir donné des ailes aux mots, des réacteurs aux rimes. Ce que j’entends ce soir, ce sont ces femmes si différentes, aux voix si distinctes.
À commencer par Martha Wainwright, qui a le grain de folie assez gros pour assumer Le parc Belmont (musique de Christian St-Roch). Gabrielle Shonk pour Monopolis ? Belle douceur, beau naturel, puissante reprise. Betty Bonifassi, personne n’en doutait, a tout ce qu’il faut pour pousser Oxygène pleins poumons (musique de Germain Gauthier) : ça cartonne ! Imaginez Piaf et Dufresne en une seule chanteuse fabuleuse !
À chacune la chanson qui lui va le mieux
La distribution des chansons est vraiment heureuse. La fragilité de BEYRIES pour Le monde est stone constitue l’idéal contre-pied des versions connues, gigantesques presque toutes. La Bronze brasse Lili voulait aller danser (musique de Julien Clerc) : ce n’est pas marquant, mais ça bouge bien, et ça donne une meilleure idée de la quantité de chansons dans le répertoire. Tout un paquet.

Ma mère chantait (musique de François Cousineau), par Marie-Pierre Arthur et une chorale, empoigne la jugulaire : vive émotion jusqu’au fin fond de la place des Festivals. La même Marie-Pierre s’attaquant à l’inattaquable Je danse dans ma tête (musique de Romano Musumarra), chasse gardée de Céline Dion ? Oui, ça se peut. Ça se peut même très bien. Klô Pelgag, elle, est allée chercher loin L’île aux mimosas, merveille composée par Barbara. Penser à Catherine Major pour Tiens-toi ben j’arrive (musique de François Cousineau), faut le faire, et elle sait faire. Funky Cat ! À plus forte raison fallait-il oser pour confier Le blues du businessman à Safia Nolin : renversante réinvention. C’est comme si tout repartait à zéro, y compris la mélodie de Michel Berger. Au lieu de pousser la note, la retenir. Sur accompagnement de cordes. Instants d’éternité.

Presque tout bon
Valérie Carpentier manque un peu de chien pour Call Girl (musique de Germain Gauthier) : on ne peut pas tout le temps frapper dans le mille. Ariane Moffatt, au contraire, semble faite pour S.O.S. d’un terrien en détresse (une autre musique imparable du regretté Michel Berger). Et, oui, elles reviennent toutes pour le grand morceau de bravoure dont on doit l’air essentiel au très oublié Christian St-Roch : Le monde est fou (hymne à la beauté du monde). Tout est joué. Tout est dit.
Il y a peut-être une justice, finalement. Un quart de siècle après que l’incontournable parolier que-vous-savez eut animé son propre spectacle-hommage aux FrancoFolies de La Rochelle, c’était au tour des compositeurs, des musiciens et des interprètes de prendre le plancher. Ça se passait entre elles et eux, pour changer. Je ne l’aurai pas nommé exprès, le grand homme de la soirée. Pour cette fois seulement, geste symbolique. Tout le monde sait qui il est, de toute façon. Peut-être se souviendra-t-on surtout d’un spectacle remarquablement équilibré, savamment arrangé par Jean-Phi Goncalves, qui aura eu le bon goût de répartir le mérite, certes immense, de l’un… et des autres.