Un opéra à Wall Street: saisissant

La roue tourne. Et elle tourne très vite. Dans le dernier quart du XXe siècle, l’opéra était notoirement en crise. Question de hiatus entre un art foncièrement mélodique, des recherches sur l’expression vocale, mais aussi un objectif de rupture dont les complexes tenants et aboutissants dépassent le cadre de cet article. Parmi ces tenants, on peut cependant avancer que rompre avec les modèles, être à l’avant-garde, c’était aussi d’une certaine manière se targuer d’être incompris, voire incompréhensible.
En poussant le bouchon plus loin, se couper du public devenait une sorte de gage de « génie supposé ». Ce sont en gros les termes du philosophe Luc Ferry dans le cadre de quelques fines digressions sur Nietzsche, et j’avoue volontiers que, lors de certaines soirées de la compagnie Chants libres, je m’adonne à songer à Luc Ferry.
L’opéra proche de nous
Si tel est mon préambule, c’est que la jeune et inventive compagnie Ballet-Opéra-Pantomime (BOP) apparaît, au même titre que l’ECM + et ses « opéras graphiques », comme le porte-drapeau à Montréal du courant d’une nouvelle modernité, une modernité qui parle au monde, et une modernité qui, au passage, attire un public jeune et éveille les consciences.
Et qu’on ne nous dise pas que cette modernité-là est le fruit de compromis. Elle est le croisement de la culture et de la raison. D’une pure logique, en fait. En choisissant un sujet d’histoire contemporaine, le compositeur prend le risque du trivial. Mais BOP en a déniché un qui se montre particulièrement malin.
Jonathan Dawe, à ne pas confondre avec le prolifique compositeur d’opéras anglais Jonathan Dove, auteur notamment de Flight, qui se déroule dans un aéroport, est professeur à la Juilliard School.
Jonathan Dawe, donc, a eu l’idée, exploitée lors de la dernière décennie, d’intégrer l’imaginaire et le monde baroque à l’univers contemporain. C’est en quelque sorte sa marque de fabrique. Dawe n’hésite pas à puiser dans le matériau ancien qu’il fait s’entrechoquer avec un langage contemporain, comme dans une oeuvre symphonique autour des Arts florissants de Charpentier créée par James Levine à Boston en 2005.
Il a appliqué ensuite ce principe à l’opéra avec Cracked Orlando en 2010 ou, deux ans plus tard, Così faran tutti (They’ll All Do It !) — un antépisode au Così fan tutte de Mozart, idée également exploitée par Éric-Emmanuel Schmitt et Nicolas Bacri dans Così fanciulli en 2016.
L’année 2016 est justement celle de la création de Nero and the Fall of Lehman Brothers. Le krach boursier de 2008 est symbolisé par la faillite de la banque d’investissement Lehman Brothers. Sur le plan dramatique, ce krach financier est (symboliquement) mis en parallèle avec l’incendie de la Rome impériale du temps de Néron (en l’an 64 après J.-C.).
Visages connus
Les personnages qui évoluent dans ce Wall Street en perdition morale et économique sont donc l’empereur Néron ; Poppée, sa femme de l’époque (nous parlons de l’an 64) ; Sénèque, qui dans le Couronnement de Poppée de Monteverdi meurt pour avoir tenté de modérer les pulsions de Néron (alors encore marié à Octavie) envers Poppée ; Agrippine, mère de Néron et héroïne d’un opéra de Haendel. Un choeur de banquiers complète la distribution.
Le texte est contemporain, mais mêle parfois des textes typiquement haendéliens, par exemple dans le monologue d’Agrippine au moment où elle se fait licencier. Paroles haendéliennes sur un air typique de l’opéra américain.
Au contraire, on entend parfois des décalques de musique baroque sur des paroles crues contemporaines. L’intrication musicale se fait entre Haendel, d’un côté, et un langage contemporain parfois mathématisé, qui va jusqu’à intégrer les fluctuations des cours boursiers (sans que cette technique soit vraiment notable pour l’auditeur). L’ensemble instrumental comprend cordes, flûte, hautbois, clarinette, basson, trompette, trombone, tuba, harpe, piano et timbale
L’idée de présenter ce spectacle dans un sous-sol d’église est une idée majeure des artisans inventifs de BOP, qui continuent décidément d’apporter un sang frais à la scène musicale montréalaise. Par rapport aux extraits vidéo de la création new-yorkaise de 2016, il est clair que la production de BOP a bénéficié d’un soin supérieur en ce qui concerne la scénographie, fort astucieuse, reproduisant à la façon d’un décor de cinéma un bureau de courtiers qui intègre les musiciens assis à des bureaux compartimentés.
Un résultat convaincant
Le spectacle est assurément fort, d’autant que les spectateurs sont à quelques mètres de l’action. Le fait que les protagonistes en appellent à des référents anciens n’apparaît vraiment qu’au 2e acte.
Il ne faut cependant pas s’attendre à des parallèles trop étroits. Agrippine n’est pas la mère de Néron, mais une banquière confirmée et lucide, dont la lucidité finira par gêner Néron. Le personnage de Sénèque pose problème. Dans le Couronnement de Poppée de Monteverdi, référence dramaturgique obligée, il est le « garde-fou » de Néron. Ici, il ne confronte pas Néron et fait équipe avec Agrippine avant de la trahir pour sauver sa peau. Est-ce que le personnage a été usurpé par Jonathan Dawe ou voulait-il montrer délibérément, en transformant un pur en ordure, que l’argent corrompt même les plus sains esprits ?
Le personnage de Poppée me pose le plus de problèmes : elle flotte dans l’opéra. On ne sait pas vraiment si c’est la femme de Néron ou une sorte de maîtresse attitrée. Par ailleurs, dans la vraie histoire, Néron en était fou amoureux, alors que le Néron de Wall Street est dépourvu de sentiments, voire de désir.
Les trois banquiers ont un rôle important dans la dynamique générale du spectacle. Ils incarnent et symbolisent le cynisme triomphant, le début des ennuis, puis la déconfiture. Le trio est mené par une basse formidable vocalement et dramatiquement : Matt Boehler. Il brûle les planches et entraîne ses collègues.
Mise en scène inventive
Placé au milieu à droite du bureau, Hubert Tanguay-Labrosse dirige la vingtaine d’instrumentistes attentifs à une partition qui tire le meilleur d’une vraie culture de l’opéra baroque, de la musique contemporaine, de la mythologie — c’est sur le choix de Paris, qui réfute tant l’éthique de Junon que la beauté de Vénus, que se finit l’opéra.
L’ensemble se range (contrairement au JFK de l’Opéra de Montréal) du bon côté du fléau de la balance de la création américaine contemporaine. La partition a peut-être été légèrement tronquée cependant, puisque la création new-yorkaise faisait référence à trois danseuses, à une scène dans un club de danseuses et à des personnages de Mars (contre-ténor et Mercure, que nous n’avons pas vus.
On associera à la réussite de BOP l’imagination débordante du metteur en scène Maxime Genois. Une scène parmi tant d’autres. Quand Sénèque range ses affaires, alors qu’il s’est fait (temporairement) virer, ce sont des jouets qu’il emballe précieusement. Des jouets avec personnages. Tous ces millionnaires jouaient avec tant de désinvolture avec la vie des gens…
Sur le plan vocal, BOP a fait un sans-faute… moins une. Geoffroy Salvas est dans une forme éblouissante en Néron, et le fait que Shea Owens tienne la comparaison en dit long sur son talent. La barre est donc haute et la mezzo Allegra De Vita s’y hisse totalement. Alors, en une telle compagnie, se retrouver avec, en Poppée, Molly Netter est très étrange et quasiment irréel.
Heureusement, cette jeune soprano chante juste, mais elle a une voix blanche et sèche qui ne résonne aucunement. Disons que son emploi le plus évident serait l’écho dans l’air « Flößt, mein Heiland, flößt dein Namen » de la Cantate IV de l’Oratorio de Noël. Pour une comparaison encore plus imagée, disons qu’à côté de Mademoiselle Netter, Suzie LeBlanc (archétype de voix baroque) c’est Lady Macbeth !
Erreur de distribution incompréhensible, donc, qui ne saborde heureusement pas un projet digne du plus grand intérêt.