Philippe Cassard et l’art de la transition

Le 15 avril prochain, Maurizio Pollini fera salle comble à la Maison symphonique. Les places de prestige, de première et de deuxième catégorie, soit la plupart, aux prix compris entre 80 $ et 127 $, se sont arrachées. J’espère que ce récital, pour lequel aucun des acheteurs, pas plus que les organisateurs, n’a eu le programme — juste pour le fun, j’aimerais que Pollini y instille l’un ou l’autre Klavierstück de Stockhausen ou la 2e Sonate de Boulez —, sera plus mémorable que la dernière présence du mythique Italien, à Montréal en septembre 2005.
Je n’ai pu m’empêcher de penser à cela mercredi soir en versant des larmes, renversé par ce que Philippe Cassard parvenait à tirer du piano de la salle Bourgie dans L’isle joyeuse de Claude Debussy. Où étaient-ils, les amateurs de piano ? 2000 pour Pollini, 300 pour Cassard ? Évidemment, il y a une part de snobisme dans les sorties de concert (ce que dans le milieu du vin on appelle poétiquement les « buveurs d’étiquettes »), mais le rapport était, là, trop vertigineux pour ne pas être malsain. D’autant qu’un récital de piano à la salle Bourgie, c’est 42$, prix maximum. En d’autres termes, un récital Pollini « vaut » trois récitals de Philippe Cassard, d’Alexandre Tharaud et de Jean Efflam Bavouzet (ou Benedetto Lupo, ou Edna Stern, ou David Fray). Vraiment ?
Les mélomanes de Québec peuvent sauver notre honneur et se faire un grand plaisir en allant écouter dimanche après-midi Philippe Cassard au Grand Théâtre. Il leur manquera certes une partie de ce qui fit le sel sensoriel du récital montréalais, puisque le pianiste a modifié l’ordre de son récital pour en jouer une partie sur le piano Érard (1858) de la salle Bourgie. Cette partie fut fascinante, Cassard se délectant des coloris spécifiques de l’instrument dans les aigus.
Cassard s’est aussi adonné à l’un de ses plaisirs favoris : l’art de la transition. Il imbrique ainsi Reflets dans l’eau de Debussy dans la résonance de la Berceuse de Chopin. Ce qu’a vu le vent d’ouest devient un tumulte qui agite Au bord d’une source de Liszt, oeuvre à laquelle Debussy s’enchaîne attacca. Plus savoureux encore : Chez Petrouchka et La terrasse des audiences du clair de lune fusionnent naturellement. Le public est médusé, fasciné.
Philippe Cassard en concert est un pianiste singulier. Sur le fond, il est un créateur de sons. Il faut remonter à Sergeï Babayan pour trouver un dompteur tirant quelque chose de similaire de ce Steinway, sauf qu’après quatre pièces, hélas, l’accord avait cédé au milieu du clavier et aurait mérité une retouche à la pause.
Sur la forme, le récital avance par houles ou par moments : des moments d’écoute, tendres et poétiques (Berceuse-Reflets dans l’eau), de petits ressacs comme empêtrés ou plus crispés (Passepied de la Suite bergamasque, Au bord d’une source, Prélude à l’après-midi d’un faune, Chez Petrouchka), puis des embrasements sensoriels uniques, tels l’enchaînement Ce qu’a vu le vent d’ouest-L’isle joyeuse et les préludes et études de la fin du concert.
Cette soirée, vrai grand moment de musique, nous a valu la création mondiale du Prélude de Baptiste Trotignon, pièce érudite reprenant plusieurs formules typiquement debussystes.