Disques - Recommencer tout nu

Yves Marchand, ex-Zébulon, ex-Tubes, claviériste spectaculaire, accompagnateur émérite, a signé un premier album solo pas du tout spectaculaire, absolument méritoire et tout à fait inattendu de country-folk-blues à fleur de peau. Métamorphose.

Mais oui, Yves Marchand. C'était le grouillant de service, l'hyperactif derrière les claviers dans Zébulon, le type dont on ne pouvait pas ne pas remarquer le kilt virevoltant. Mais si, Zébulon, l'une des puissances de la chanson pop-rock des années 90 au Québec, avec Marc Déry, qui faisait le Sting à la basse, son frère Yves, plus discret aux guitares, et Alain Quirion, fou furieux à la batterie. Job steady, Les Femmes préfèrent les ginos, Adrénaline? C'était dans un autre siècle, je sais. Il y a déjà sept ans que les Zébulon sont des ex-Zébulon. Sept ans qu'on suit Marc Déry d'album solo en album solo. Sept ans qu'on voit Quirion taper fort et franc pour les uns et les autres, tout récemment pour Florent Vollant, quand il ne lâche pas son fou avec les Porn Flakes.Et Marchand? «À part le milieu, personne ne me connaît», soutient le Marchand en question, une fois la gorgée de café au lait passée l'oesophage, ce qui n'est pas rien, un brin nerveux qu'il est à sa première ronde d'entrevues en tant qu'artiste solo présentant son premier album. «Je suis un gars au début de la quarantaine qui a roulé pas mal, mais en même temps, je suis comme un petit jeune de vingt ans qui arrive avec ses chansons. Un peu usé, mais tout neuf.» De fait, on n'a jamais cessé de le remarquer, animé comme il est derrière ses claviers, qu'il officie pour France D'Amour ou Sylvain Cossette. Ou à la télé avec Les Tubes, chouette groupe-maison du MaxLounge à MusiMax. On s'était même fait à l'idée que c'était son destin post-Zébulon: accompagnateur. «C'est ce que je suis aussi. J'aime accompagner. J'accompagnais les mononcles à Noël quand j'étais petit, et je les accompagne encore. J'aime être au service de la musique.»

Force tranquille

D'où surprise. J'avais moi-même oublié que, dans les papiers de rentrée culturelle de l'automne 2002, on annonçait déjà la sortie de Belvédère, premier effort en solo d'Yves Marchand. «Le disque était presque prêt, mais pas moi. J'avais un enfant en bas âge, j'avais surtout besoin de travailler. Et puis, je ne me voyais pas encore auteur-compositeur-interprète à part entière.» Avant Zébulon, il avait tenté le coup tout seul: des spectacles à gauche et à droite, deux fois à L'Empire des futures stars. «J'avais pas les chansons», résume-t-il. «Je ne savais pas ce que je voulais exprimer.»

Maintenant, il sait. Comme chantait Gabin, il «sait qu'on ne sait jamais», mais ça, il le sait. Totale modestie dans l'attitude. Ce n'est pas l'Yves Marchand à kilt mobile qui est attablé devant moi. Plutôt un artiste tout nu. Nu comme son album, ce Belvédère touchant, attachant et souvent poignant, le plus remarquable disque de chansons fait au Québec cette année, une caresse aussi nécessaire que le dernier Daniel Boucher est une salutaire claque sur la gueule. «J'ai les genoux usés par en dedans, / J'en finis plus de teindre mes cheveux blancs, / Mais j'réconforte mon p'tit bonhomme: / C'est pas des monstres, c'est rien que des hommes», chante-il avec une infinie douceur aux premières mesures de la première chanson du disque, la bien-nommée Cowboys, sa manière à lui d'expliquer le Far West planétaire des Ben Laden et George W. à son garçonnet.

La plupart des chansons s'offrent sur ce ton-là. Flancs prêtés. Coeur ouvert. Candeur assumée. Naïveté revendiquée. «J'reste un p'tit gars, / Un p'tit gars comme y en a eu pis y en aura», dit le refrain de P'tit gars, chanson de quarantenaire qui avoue ne pas être «le Capitaine America» et qui se sent bien mal quand sa blonde le quitte. «Haut comme trois pommes, / Quand je te vois qui m'abandonne, / J'tombe en automne.» Et la plupart des chansons se déclinent sur le mode acoustique, entre country-folk et country-blues, à la chanson-titre près, voluptueuse pièce d'insomniaque aux relents psychédéliques. «Ça a été le point de départ de l'album. Une sorte de test de liberté.»

Re-surprise. Belvédère n'est pas un album de claviériste. Plutôt un disque de guitares, de guitares et encore de guitares, généralement sèches et grattées du bout des doigts, d'harmonica aussi, de percussions fines, avec, çà et là, des claviers en filigrane. «C'est voulu. J'ai travaillé sur mes faiblesses. Mes forces, je les connais. Ça ne m'intéressait pas d'arriver en pro des claviers, avec la voix forte et les harmonies qui explosent. J'aurais pu, mais ç'aurait été un trip de musicien. Moi, je voulais me fragiliser, pour dire ce que j'avais sur le coeur. La guitare, je ne suis pas trop bon. Trois, quatre accords. Je découvrais l'instrument en même temps que j'écrivais les chansons. J'étais comme quand j'apprenais le piano, enfant. Ça m'a déshabillé de mes certitudes. Je n'étais plus sûr de rien, et c'était parfait.»

Les musiciens de l'album, tous aguerris comme lui, ont dû pareillement s'adapter. «Les mains leur chatouillaient.» Il rit. «L'idée, c'était de faire appel à leur force tranquille. Leur capacité d'humilité, de retenue.» Là-dessus, pleine réussite: Belvédère est le contraire d'un showcase de sparages. Tout est délicatesse, tout berce. Même le chanteur, dans les aigus, ne pousse pas la note. «Quand j'aurais tendance à y aller pleine voix, je chante exprès en falsetto. Ça rapproche.» C'est exactement ça: Belvédère est un album qu'on a le goût de serrer dans ses bras. Pour le protéger. Des fois qu'il n'y en aurait pas d'autres. «J'ai l'impression de commencer une carrière. C'est ce que je voudrais, écrire des chansons jusqu'à 80 ans comme Aznavour. Mais on ne sait jamais. Peut-être que dans trois ans, je vais enseigner...» Yves Marchand sourit. «Je serais heureux quand même. On était heureux dans Zébulon. J'étais heureux avec Les Tubes. Et je suis heureux quand je joue de la guitare pas fort dans ma chambre pour ne pas réveiller mon p'tit gars qui dort à coté.» Bonheur partagé: Belvédère est né dans cette chambre.

BELVÉDÈRE, Yves Marchand, Audiogram (Sélect)

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