Musique classique - Irréductibles Québécois
Nous sommes en 2004 après Jésus-Christ. Le monde du disque, et notamment du disque classique, est sous le choc de chiffres de ventes démoralisants. Les majors «dégraissent» leurs effectifs — y compris en enlevant du muscle alors qu'ils croient enlever du «gras». Mais une province et ses éditeurs indépendants résistent à la sinistrose ambiante et affichent une volonté farouche: le Québec...
En voyant arriver dans les bacs des disquaires une 4e Symphonie de Mahler, par l'Orchestre métropolitain et Yannick Nézet-Séguin, en observant l'édition Graupner de Geneviève Soly, un compositeur qu'Analekta fait ainsi connaître au monde, en entendant Matthew White, par ailleurs couronné par la critique internationale, dans le disque Maria, Madre di Dio d'early-music.com et, surtout, en constatant le volume de parutions soutenu, on se dit que la crise du disque glisse sur les étiquettes classiques québécoises comme l'eau sur les plumes d'un canard. Et les entreprises sus-mentionnées ne sont pas les seules: Analekta, le pionnier, et ATMA sont les sommets de l'iceberg, qui comprend aussi des étiquettes spécialisées comme Palexa et Ankh, qui rééditent des concerts historiques, empreintesDIGITALes, spécialisée en musique électroacoutisque, ou Disques XXI, de Martin Duchesne, qui mise beaucoup sur le violoniste Alexandre da Costa, mais réalise par ailleurs un travail de sauvegarde du patrimoine sonore sur les traces du français Patrick Frémeaux, une référence internationale dans ce domaine.Une béquille salutaire
Comment expliquer ce dynamisme? Par la conjonction de la richesse du vivier musical, du dynamisme des entrepreneurs et d'un système de soutien que des producteurs d'autres pays, la France notamment, nous envient. «Je n'aurai pas pu créer Analekta ailleurs qu'au Québec», dit clairement Mario Labbé, président et fondateur d'Analekta. En effet, des aides à la production ont été mises sur pied dans les années 80 (aide aux entreprises culturelles de la SODEC, au Québec, et aide aux projets artistiques au niveau fédéral, via Musicaction). La réunion des producteurs de disques au sein de l'ADISQ, une association de promotion de leur travail et de lobbying auprès des instances politiques, été un élément déterminant. Solange Drouin, directrice générale de l'ADISQ, le souligne bien: «Il y a eu des prémices de soutiens financiers en 1983 et 1986, mais c'était symbolique. La vraie politique de soutien date du début des années 90. Le gouvernement du Québec accorde aujourd'hui 10 millions de dollars, plus environ sept millions en crédits d'impôt à l'industrie. Le fédéral, notamment à travers Musicaction, a accru ses aides récemment.» Mario Labbé est heureux que le classique ait pu embarquer dans ce système. «J'ai pu toucher ma première aide en 1992. Mais, attention, ces soutiens couvrent uniquement environ 50 % des frais de production et ce sont des aides remboursables. Cependant, il est sûr que, sans aide, on ne pourrait pas enregistrer des orchestres, on prendrait moins de risques et on produirait deux fois moins.» De facto, la part de marché (tous genres musicaux confondus) des indépendants québécois est de l'ordre de 25 %. Un chiffre dont ne peuvent que rêver tous les éditeurs indépendants de la planète.
Si le soutien est une béquille salutaire, il ne remplace pas l'esprit d'entreprise. «Il faut vendre. Si on ne performe pas, on n'est plus aidé», souligne Mario Labbé. Johanne Goyette, directrice de l'étiquette ATMA, insiste également sur cette primauté de l'esprit d'entreprise: «Il nous faut évidemment des ventes au moins équivalentes au montant des aides allouées.» Johanne Goyette préfère mettre en avant sa foi en son métier: «Je suis mue par mon envie de faire des choses. Mon but est de positionner ATMA comme un label sur le plan international». Deux facteurs soutiennent cet élan quasiment unique sur la scène internationale: «l'un des plus gros marchés au monde per capita» (Mario Labbé) et «des artistes remarquables» (Johanne Goyette). Le marché canadien reste majoritaire dans les chiffres d'affaires des différentes étiquettes. Mais la qualité et l'éventail des talents permettent une production soutenue, qui assure une visibilité internationale par l'arrivée régulière de nouveautés. En général à raison d'un CD par artiste et par an, la production se chiffre à 30 nouveautés chez ATMA et de 25 à 30 chez Analekta.
Tout le monde n'est pas logé à la même enseigne, puisque early-music.com, étiquette diffusée en magasins au Canada et via Internet dans le reste du monde, n'est pas encore admissible aux programmes d'aide, car elle édite pour l'heure des disques sous licence, produits par les artistes eux-mêmes. Son travail est cependant d'un grand intérêt dans la recherche de nouvelles voies de commercialisation, qui, comme le souligne Solange Drouin, «constitue le nouveau défi d'une période de transition d'un mode de commercialisation à un autre, ou plutôt à une coexistence de deux modes, un ancien, qui représente encore la très large part, et une plate-forme nouvelle, Internet.»
Certes, pour le classique, Internet n'est pas la pieuvre gargantuesque qui, via le piratage, engloutit ventes et profits, mais il faudra domestiquer cet outil en un moyen de promotion, notamment pour faire face à la désertification des réseaux de distribution traditionnels à l'étranger.
Disques majeurs de la saison 2003-04
Analekta
Mathieu : Concerto de Québec, par Alain Lefèvre. Oratorios italiens, par Matthew White et Tafelmusik. Musique tchèque pour violon et piano, par James Ehnes. Graupner: Partitas pour clavecin (vol. 3), par Geneviève Soly. Vivaldi: Stabat Mater par Marie-Nicole Lemieux et Trios à cordes canadiens par le Gryphon Trio (récent prix Juno).
ATMA
Mahler: Symphonie n° 4, par Yannick Nézet-Séguin. Telemann: oeuvres pour flûte et violes. Barthold Kuijken et les Voix Humaines. «Terres Turquoises», par Constantinople. Sainte Colombe: Concerts à deux violes égales, par les Voix humaines.
Early-music.com
Maria Madre di Dio avec Matthew White, Agnès Mellon et l'Ensemble Arion. D'Anglebert: Pièces de clavecin, par Hank Know.
Disques XXI
Alexandre da Costa: Espana (oeuvres pour violon et piano de compositeurs espagnols; à préférer nettement au Concerto pour violon, de Tchaïkovski, pour découvrir ce jeune violoniste montréalais). Pierette Alarie et Leopold Simoneau (série «Canadian Heritage»).