Le va-tout incandescent de Juanjo Mena

Quelle que soit l’issue de la course à la succession de Kent Nagano, il est à espérer que les portes de la Maison symphonique de Montréal resteront grandes ouvertes à Juanjo Mena. Sa troisième présence à la tête de l’OSM a confirmé qu’il était un musicien au profil très intéressant, car combinant dans son art de chef d’orchestre des qualités intellectuelles analytiques et une dimension dionysiaque qui manque par exemple à Kent Nagano et fait beaucoup de bien à l’orchestre et au public.
On remarquera d’ailleurs que lorsque Vasily Petrenko sait combiner ces deux qualités, la mayonnaise prend tout autant. Il est clair à mes yeux que Montréal est mûr en 2020 pour ce type de profil là, quelle que soit la personne qui l’incarnera. Avis au comité de sélection, qui ferait bien de biffer le critère « cartésianisme castrateur » de sa liste des qualités requises.
Un Tchaïkovski ardent
Sa force intellectuelle, Juanjo Mena la montre dans Tchaïkovski. Pour bien saisir sa portée, il faut faire preuve d’un peu de mémoire et se rappeler son interprétation de la 5e Symphonie. On verra alors une cohérence absolue dans sa lecture de la Pathétique.
Le Tchaïkovski de Mena ne subit pas son sort en larmoyant, il prend le destin en pleine poire sans rémission. Mena met donc une pression constante sur le tempo, qu’il ne relâche pas. J’avais évoqué un vortex dans la 5e Symphonie. Le système opère à l’identique dans la Sixième. Un mot incarne ici l’interprétation de Juanjo Mena : incalzando (incandescent). Cette indication chapeaute quelques mesures de la grande mélodie lyrique du 1er mouvement. Mena y prend prétexte pour propulser la phrase, comme il propulse bien des choses dans l’une des lectures les plus rapides dans l’histoire de cette oeuvre.
Pour préserver cette adrénaline, Mena lisse totalement la douceur plaintive (« con dolcezza e flebile ») de la partie centrale du 2e mouvement. Il ne cherche pas non plus à charger émotionnellement l’énigmatique « con lenezza e devozione » (on ne sait pas vraiment ce que cela veut dire) du premier Andante du Finale.
C’est d’ailleurs dans ce dernier mouvement que Mena bouscule le plus les habitudes, avec son Tchaïkovski torturé mais pas plaintif et cet admirable écoulement lapidaire de la fin. D’ailleurs, l’indication Andante, qui revient trois fois, est la clé de ce mouvement, tant et si bien qu’on s’étonne de voir Mena ne pas l’observer après l’embrasement central, Vivace.
Si la vision très personnelle du chef bouscule nos habitudes il reste encore bien du chemin dans les textures et les nuances (simple et unique exemple pour les amateurs : il y a une grosse différence expressive entre le ff de la mesure 127 du 1er mouvement et le sff diminuendo qui suit à deux mesures plus loin, différence dans l’attaque de la mesure 129 qui passe totalement à la trappe) pour coller aussi étroitement à la partition que le prétendait Juanjo Mena en entrevue au Devoir lundi. On espère que l’on touche ici aux limites de l’exercice de chef invité et au temps réduit de répétition alloué et non aux limites intrinsèques du chef. En tout cas, l’orchestre a suivi Mena avec enthousiasme, même si je n’ai pas trouvé l’OSM en très grande forme. Poussant, en 2007, l’orchestre dans de pareils retranchements, Gergiev avait eu droit, de mémoire, à plus de tenue et de cohésion.
Romantisme allemand
Le chef espagnol a entamé le concert avec l’ouverture du Freischütz de Weber, une bonne idée pour échauffer les cuivres avant Tchaïkovski. Je doute que Mena soit un chef d’opéra. Sa conception du dramatisme dans le romantisme allemand est à tester plus sérieusement. Je n’en ai aucune idée, ni positive ni négative. J’ai un petit doute, et il y a lieu d’en apprendre plus.
Par contre, Juanjo Mena est un accompagnateur de concertos plus aguerri, plus attentif et plus humain que Vasily Petrenko, pour citer un concurrent. Il regarde son soliste et a mis un grand soin à se mettre au diapason du Largo (2e mouvement) presque dogmatique de Paul Lewis, qui a tenté de nous y prouver quelque chose sur la rhétorique post-baroque ou sur le fait qu’un Largo n’était pas vraiment un Largo. Les phrasés s’agitaient au point où on aurait dit une leçon sur la scansion donnée par Jos van Immerseel.
Même si tout ce qui tend à démontrer plutôt qu’à convaincre ou cherche à en jeter plein la vue (comme le dernier coup de patte furieux dans le 3e mouvement) m’indispose plutôt, Paul Lewis n’en reste pas moins un pianiste intéressant, évidemment expert dans ce répertoire. Il n’est cependant pas le seul et en matière de pianistes britanniques, j’aurais préféré entendre Christian Blackshaw ou Benjamin Grosvenor, voire Howard Shelley, Stephen Hough, Stephen Kovacevich ou Steven Osborne.