«Everything Now»: Arcade Fire, à prendre ou à laisser

Soufflant le chaud et le froid, Arcade Fire s’aventure jusque dans le disco sur ce cinquième album, Everything Now, coréalisé par Thomas Bangalter de Daft Punk, Geoff Barrow de Portishead, Steve Mackey de Pulp et Markus Dravs, complice de l’orchestre montréalais depuis Neon Bible, paru en 2007. Un disque inégal mais fascinant, ne serait-ce que pour l’accueil polarisé que nous lui prédisons…
Publié ce vendredi, Everything Now marque certainement un tournant dans la trajectoire artistique du groupe, mais pas vraiment dans la direction attendue. Bien sûr, la préférence marquée pour les synthétiseurs et les rythmes dansants qui dominent l’esthétique de ce nouvel album étonnera les nostalgiques de Funeral (2004), même si nous pouvions déjà déceler ces pistes sonores dans l’album double Reflektor, paru en 2013 et coréalisé par James Murphy (LCD Soundsystem).
Non, là où mayonnaise prend mal, c’est d’abord dans le thème : voici un album concept obsédé par un sentiment d’aliénation en cette ère d’accès à haute vitesse illimité, en cette époque chimérique où on veut tout, tout de suite et ici (comme le chantait Ariane Moffatt… en 2008) et qu’on peut l’obtenir d’un clic de souris — « Every song that I’ve ever heard/Is playing at the same time, it’s absurd », chante Win Butler sur la chanson-titre. Pas exactement le plus original des thèmes ni le plus poignant. En ces temps incertains, ce ne sont pourtant pas les sujets qui manquent.
Côté concept, cependant, Arcade Fire n’a rien ménagé. Depuis un mois déjà, la major Sony, qu’a rejoint le groupe en paraphant un contrat de deux albums, déploie une campagne promotionnelle inusitée reposant sur un réseau de fausses nouvelles (c’est dans l’air du temps, n’est-ce pas ?) disséminées sur des sites d’informations bidons, relayés par des comptes Twitter patentés, sous supervision de la « société » Everything Now Corporation. Le tout dressant un (faux) portrait peu reluisant du groupe, tantôt associé à un groupe d’extrémistes, tantôt appuyant une marque de céréale (à saveur de Ritalin), de crème glacée…
Concept aussi jusque dans la structure du disque. La chanson-titre y est déclinée trois fois : d’abord, l’excellent premier extrait, l’une des compositions phares de l’album, avec son élan disco et sa référence à ABBA pleinement assumée.
Puis, en ouverture et en clôture du disque, les deux brèves versions (au tempo plus lent) placées là comme pour nous inviter à écouter le disque en boucle, la fin se fondant dans le début. En boucle infinie, comme l’illustre le symbole choisi pour annoncer la tournée Infinite Content, ?.
Puissance évocatrice
Le noeud au centre du symbole est, sur l’album, incarné par les chansons Infinite Content, d’abord dans une version punk, furieux rappel de l’énergie rock des premiers albums du groupe, puis dans une version ballade country de la même composition. Face A, Face B, avec Infinite Content pour lier les deux. Si on aura envie d’écouter le disque en boucle, ça, c’est une autre paire de manches. Pour Everything Now, probablement, mais davantage encore pour les belles de la face B.
La ritournelle new wave Electric Blue d’abord, qui met en valeur la voix rêvasseuse de Régine Chassagne sur un mode mineur. Rappel de Blondie dans le rythme funk, dans la mélodie volatile. Suit le funk lugubre Good God Damn, avec son orgue qui rampe en arrière-plan et Win Butler qui contient sa colère avant d’exploser sur le refrain.
Enchaînées à la seconde moitié de l’album, Put Your Money on Me et We Don’t Deserve Love valent à elles seules son prix. La première revisite encore l’époque ABBA, mais avec un intense crescendo disco/proto-house ponctué par les harmonies vocales précieuses de Chassagne ; lorsque le groupe introduit une nouvelle progression d’accords passée la troisième minute, impossible de ne pas ressentir un frisson pour cette chanson vraiment unique dans le répertoire d’Arcade Fire.

We Don’t Deserve Love ensuite rappelle toute la puissance évocatrice du groupe… et l’abattement dont il fait preuve sur le reste de l’album. Longue, lente et lumineuse complainte pour l’amour éteint qui démarre avec une petite boîte à rythmes, des synthés épuisés et le falsetto de Butler — elle aurait été à sa place sur le deuxième disque de Reflektor —, puis prend son envol avec ce genre de refrain épique qui a fait la renommée du groupe, avec des orchestrations de xylophone et de slide guitar. Fameux.
Émotions en carence
Ailleurs, le moteur tousse : efficace tension rythmique disco-funk sur Signs of Life, bellement arrangée avec ses violons et son conga, mais poussant un texte paternaliste raillant la futilité des soirées dans des boîtes de nuit, avec des strophes éculées du genre « Love is hard, sex is easy ». Le texte constitue la grande faiblesse de ce cinquième album, avec des sommets d’insipidité atteints sur Peter Pan : « In my dreams you’re dying/It wakes me up, I can’t stop crying/I just wanna live forever/Keep my promises, keep it together », ou encore lorsqu’on fait rimer « Infinite content » (contenu infini) avec « We’re infinitely content » (nous sommes infiniment contents).
D’une écoute à l’autre, le second extrait Creature Comfort révèle ses belles qualités, son interprétation passionnée tranchant avec les deux suivantes en fin de face A, Peter Pan et Chemistry, parfumées d’influences jamaïcaines. Chemistry, surtout, avec sa rythmique rugueuse rappelant le rocksteady, déçoit par son texte sans profondeur et son refrain banal.
Sur le plan strictement musical, saluons la curiosité d’Arcade Fire, qui déjà sur le précédent album démontrait qu’il n’était pas du genre à vouloir se répéter.
Or, à force de vouloir élargir ses horizons sonores, c’est comme si le groupe avait perdu de vue ce qui a fait son succès : ces chansons excessivement brûlantes, chaotiques et mélodieuses, portant des mots de révolte, d’amour et de passion.
Everything Now souffre en général d’une carence d’émotion que quelques enivrantes chansons ne parviennent pas à combler. Souhaitons qu’Arcade Fire mette assez de hargne et de tripes dans l’interprétation de ces nouvelles chansons lors de son spectacle au Centre Bell le 6 septembre prochain pour nous les faire entendre sous un meilleur jour. On sait qu’ils en sont capables.