Festival d’été: The Who, ou espérer (ne pas) mourir avant d’être (vraiment) vieux

« C’est notre dernière grosse tournée », affirmait Pete Townshend au magazine Rolling Stone en 2014. Se préparait alors la tournée anniversaire des 50 ans du groupe qui, de Detours en High Numbers, devint officiellement The Who vers février 1964 (à peu près au moment où les Beatles traversaient la grande mare pour conquérir l’Amérique). À la revue MOJO en 2015, le même Pete nuançait la déclaration : « Je crois que nous allons nous arrêter après cette tournée. » Périple qui, pour le gag, avait été rebaptisé 51 st Anniversary Tour.
Eh bien, ça dure encore. Les Who d’origine Pete Townshend et Roger Daltrey, avec leurs accompagnateurs, entament la énième rallonge de leur baroud d’honneur ce jeudi soir sur les plaines d’Abraham, en vedette au Festival d’été de Québec. Tournée du 53e anniversaire, si vous suivez bien votre feuille de pointage. L’Angleterre au printemps, l’Amérique du Nord cet été, l’Amérique du Sud en début d’automne. Et finies les fins officielles ou officieuses annoncées par Pete-la-moulinette (allusion au mouvement rotatif de son bras droit qui attaque les cordes de sa guitare électrique à la façon d’un moulin à vent) : ça continue, jusqu’à nouvel ordre.
On n’en ferait pas tant de cas si The Who n’était pas stigmatisé à vie par cette ligne de My Generation, la grande bravade rock de 1965: « Hope I die before I get old ». Ça les poursuit depuis, nos Londoniens, comme s’il y avait une date de péremption étampée dans le front et que des champignons gros comme ça avaient poussé dans le yogourt mille fois tourné. Évidemment, ce que l’on comprend par « vieux » a changé avec les années. En 1965, ça voulait dire : les plus de 30 ans. Alors que maintenant, ça désigne un état d’esprit, le coup de vieux, une sorte de renoncement à vivre pleinement le présent : on peut être vieux à vingt ans, jeune à 70. Ce qui est bigrement pratique pour nos septuagénaires Pete (72 printemps) et Roger (73).
Wow. Je suis vivant pour voir cette nouvelle génération comprendre vraiment ce que signifie The Who…
Bonne attitude, saine plomberie
Question d’attitude, de saine plomberie aussi. Le palpitant du cher Keith Moon a lâché à 32 ans, d’avoir trop palpité : on le croyait indestructible, Moonie le batteur fou, à la fois l’âme et le Tasmanian Devil du groupe. Hélas non. Il a pris le mot d’ordre au pied de la lettre, lui : ne jamais se ménager, quitte à partir vite. Le bassiste John Entwistle s’est éteint en 2002, à 57 ans : crise cardiaque. Une méningite a failli emporter Roger Daltrey en septembre 2015. Et ce grand escogriffe de Pete, qui devrait être mort cent fois, est parfaitement intact, sinon qu’il est (très) dur de la feuille, les Who ayant bâti une partie de leur réputation sur le fait de jouer plus fort que tout le monde. En octobre dernier au festival Desert Trip, où étaient programmés les Stones, McCartney, Dylan et autres géants de l’histoire du rock, c’est The Who qui a monté le volume jusqu’à ce que l’aiguille tape dans le fond du rouge : seul Neil Young en a fait autant.
Faut vouloir, même avec les écouteurs qui protègent ce qui reste d’ouïe à notre Grand Nasique. Justement. Notre Pete a retrouvé le goût de jouer sur scène. Lui qui, des années durant, n’assurait que le service minimum, très détaché de l’adoration des fans vieillissants, a été requinqué lors des grands festivals de l’an dernier : « Ce qui s’est passé lors du Desert Trip a été vraiment intéressant pour moi, confiait Townshend au prestigieux Forbes. Il y avait, d’un côté, les milléniaux qui vont à Coachella, et de l’autre, nos hardcore fans, nécessairement plus âgés. Et l’expérience que j’ai vécue là confinait au mystique. Il y avait entre tous ces spectateurs un lien, je sentais que notre musique les unissait. Ça m’a fait beaucoup de bien… »
Dans le Rolling Stone, Pete Townshend évoque un concert mémorable à Mexico, où les jeunes gens étaient plus que majoritaires et chantaient toutes les chansons en entier. « Les nuits d’après, je n’étais pas capable de dormir. Je pense que le petit artiste en moi était littéralement… excité ! […] Jouer devant un tel public, qui n’a pas grandi avec vos chansons, qui les découvre maintenant, c’est vraiment une sensation agréable. Wow. Je suis vivant pour voir cette nouvelle génération comprendre vraiment ce que signifie The Who… »
D’un Pete pas blasé, d’un Roger Daltrey en voix (le chanteur au micro-lasso était sensationnel en solo la dernière fois à Montréal, en 2011), d’un Zak Starkey (fils de Ringo Starr) capable de taper presque aussi furieusement que son parrain Keith Moon, on peut attendre le meilleur, ce jeudi sur les Plaines. La liste des 23 titres joués ce printemps variera un peu, mais pas trop : quelques incontournables d’avant l’opéra rock Tommy (I Can’t Explain, My Generation, I Can See For Miles, peut-être The Kids Are Alright), un bloc Tommy (It’s A Boy, I’m Free, Pinball Wizard, See Me, Feel Me), les morceaux de bravoure de l’après-Tommy (Baba O’Reilly, Won’t Get Fooled Again, Join Together, Who Are You, The Better You Bet), sans oublier l’extraordinaire Love, Reign O’er Me de Quadrophenia, l’autre grand-oeuvre de Townshend avec le groupe. Rééditions, coffrets, vinyles 180 grammes, le matériel est disponible, et l’aura d’irréductibilité des Who a traversé le temps. Une nouvelle collection de disques n’est pas complète sans une bonne compilation, voire les albums d’origine en versions bonifiées.
Respect à tous les étages. La résidence du groupe au Colosseum du Caesars Palace de Las Vegas, du 29 juillet au 11 août, n’est pas perçue par les médias comme un séjour de préretraités, mais au contraire comme l’abdication du dernier bastion de la pop pour adultes (du Rat Pack d’antan à Céline Dion et Elton John) : voilà qu’un vrai de vrai groupe rock s’y installe. Les récents triomphes à Coachella, au Desert Trip et à l’île de Wight n’y sont pas étrangers. Tout demeure possible pour Townshend, y compris la présentation de Classic Quadrophenia, version symphonique de l’opéra-rock, au MET en septembre : Pete et Billy Idol seront de la distribution. « Peut-être justement parce que je peux voir la fin se profiler, encore floue et lointaine, à l’horizon, commente l’intronisé au Rock Roll Hall of Fame, je commence à sentir que ce que nous faisons n’est pas sans conséquence. Ça a de plus en plus de sens pour moi. » Ne pas mourir avant d’être vraiment, vraiment vieux, c’est la nouvelle devise.
Sur les plaines d’Abraham, ce jeudi à 21 h 30.