Richard Desjardins, tu nous aimes-tu?

Chanter Richard Desjardins : quatorze valeureux interprètes ont participé au projet périlleux et nécessaire de Steve Jolin, à l’enseigne de sa maison de disques rouyn-norandienne.

« Cher Richard Desjardins, j’vais jamais me remettre de vos chansons », écrit Safia Nolin. Belle réponse à la question, franchement banale, que j’ai ajoutée par automatisme à la petite liste soumise aux artistes de la compilation de relectures intitulée tout simplement Desjardins : à Richard, dans sa face, vous voudriez dire quoi ? Philippe B, qui a réalisé l’album dont rêvait Steve Jolin de chez 117 Records, une petite boîte de Rouyn-Noranda, a répliqué à la question par une autre question, pointue exprès : « C’est qui Rose-Aimée ? Est-ce une vraie personne ? » Rose-Aimée est l’une des chansons du 33-tours Boomtown Café, du groupe Abbittibbi, paru en 1981 : faut connaître son Desjardins à fond. Stéphane Lafleur d’Avec pas d’casque a la parade laconique : « On est rarement très bon quand on rencontre quelqu’un qu’on admire beaucoup. »
Est-on « très bon » quand on chante les chansons immenses, importantes, pertinentes, chavirantes, si précisément écrites et composées que celles d’un Richard Desjardins ? Quand on écoute ses disques, ça semble impossible. La signature est trop singulière, la présence trop forte. Stéphanie Boulay, qui partage L’engeôlière avec sa soeur Mélanie, témoigne de la complexité de l’affaire : « On ne s’en rend peut-être pas compte tout de suite, mais Desjardins a une voix assez “virtuose” de plusieurs manières, autant par sa justesse que par son registre. C’est difficile à chanter, c’est très non conventionnel. » Yann Perreau, qui avait déjà tâté du Desjardins et qui se frotte ici à Dans ses yeux, note : « Richard vient du classique. C’est sa discipline qui, je crois, le distingue de tous. Il travaille comme un orfèvre pour donner le meilleur, sans que ça paraisse. » C’est un « méticuleux », renchérit Steve Jolin : « Tout est pensé et réfléchi, chaque virgule et chaque mot. » Philippe B précise : « Au niveau des arrangements, certaines chansons sont plus difficiles à modifier de façon significative de par leur complexité harmonique, rythmique et mélodique. D’autres chansons, plus simples, sont plus malléables. »

Oser Desjardins et demeurer soi-même
En 1990, l’album Tu m’aimes-tu, minimum vital et maximum des possibilités en même temps, était hors de portée. Qui oserait ? Il a fallu une Karen Young, chanteuse jazz sans frontières, pour donner chaud à Lucky Lucky. Il a fallu un Français pour ouvrir à Desjardins une tête de pont en Europe francophone : sacré passeport que sa version de Quand j’aime une fois, j’aime pour toujours. Avec le temps, l’envie de chanter du Desjardins a été plus forte que tout : dans une conférence que je donnais au collège de Valleyfield, Denise Biron des Milady’s a magnifiquement interprété Jenny. Tout récemment, le jeune Thomas Brassard s’est lancé dans Nous aurons, à La Voix junior, et tous les sièges se sont tournés. Desjardins est-il devenu plus accessible, d’où ce florilège de revisites ?
Perreau ne minimise rien : « Je pense qu’interpréter Desjardins est, pour quiconque, un exercice périlleux. » Safia Nolin a littéralement épousé Va-t’en pas. « C’est la première reprise que je fais où j’avais pas l’intention ni l’envie de la faire sonner comme mienne. J’avais juste envie de la chanter comme elle est. » Koriass, qui ne connaissait pas M’as mettre un homme là-dessus avant qu’on lui propose la chanson pour l’album, a le parti pris inverse : déconstruction et reconstruction. « Le texte est cynique et rentre-dedans, ça colle à ce que je fais. Pour moi, un “cover” a lieu d’être quand on sort complètement la chanson de la version originale. » Mélanie Boulay mesure la difficulté du calibrage : « Tu veux trouver le bon ton, pas en mettre trop, en mettre juste assez, avoir compris toutes les difficultés et lui rendre justice. » Stéphanie constate : « J’aurais cru Tu m’aimes-tu intouchable, mais Fred Fortin m’a fermé la gueule. » Ça se pouvait donc : Fred, avec toute sa retenue, ses guitares, sa voix, sa proximité extrême, c’était exactement ce qu’il fallait.

Au pays des vivants
On va d’étonnement en ravissement, à travers ce disque : Klô Pelgag et Philippe Brach s’attaquent à forte partie : Les Yankees. Et s’en tirent, pas exactement indemnes, mais vivants. Keith Kouna entoure Jenny d’harmonica et de tendresse sans édulcorant, Bernard Adamus fait marcher Les mammifères dans sa jungle de rythmes, et ça avance rondement. Émile Bilodeau a Le chant du bum dûment délinquant, et le duo Saratoga offre ses harmonies en promesse d’éternité à Quand j’aime une fois, j’aime pour toujours. Matiu a choisi Le bon gars« parce que je me suis toujours demandé s’il avait voulu la faire full band, comment il l’aurait fait… » L’approche blues-rock du chanteur innu convient assez naturellement. Pareille attitude pour Stéphane Lafleur et Avec pas d’casque, au moment d’enregistrer Au pays des calottes : « J’ai l’impression qu’il ne faut pas trop y penser et juste y aller instinctivement. »
Dans les chansons d’amour autant que dans les pièces engagées, on retrouve toujours la même finesse, le même esprit
Instinct, sensibilité, zéro compromis, intelligence. Il faut tout ça pour chanter du Desjardins. Philippe B : « Dans les chansons drôles autant que dans les trucs plus littéraires comme Nataq ou Les Yankees, dans les chansons d’amour autant que dans les pièces engagées, on retrouve toujours la même finesse, le même esprit. » C’est ce que le réalisateur souhaitait, à travers ces interprétations de haut niveau : transposer sans trahir, mais non sans une certaine volonté de s’élever. « Desjardins me rappelle qu’il est possible de créer de la beauté, d’arriver à être touchant, humain et universel sans jamais niveler par le bas. »
Le choc Desjardins
Il y a pour chacun de nous un « moment » Richard Desjardins : une chanson, un album, un spectacle où l’on a reçu le choc, accusé le coup.Stéphane Lafleur : « C’était à l’époque de Tu m’aimes-tu. Un reportage à MusiquePlus [quand on y présentait encore du contenu]. Le bonhomme d’abord. Une urgence dans la voix. Suis allé m’acheter la cassette. Face A. Face B. Puis recommencé jusqu’à l’usure du ruban. »
Stéphanie Boulay : « Mon premier chum m’avait offert Boom Boom en cadeau et je crois qu’à part Blue de Joni Mitchell, aucun album n’a repris une aussi grande place dans ma vie. J’écoutais Söreen à 14 ans et chaque fois qu’il disait « qui mange ta pêche, / qui boit son jus ? / Qui boit ton jus ? », je me mettais à brailler. J’ai racheté l’album trois-quatre fois parce que je l’usais, le perdais. »
Yann Perreau : « J’avais 15 ou 16 ans et c’était au théâtre Saint-Denis. Je ne le connaissais pas. Mon meilleur ami m’a invité et je suis sorti de là changé. Il était seul, guitare-piano-voix. »
Philippe B : « Le concert de la tournée Tu m’aimes-tu. C’était pour moi très inspirant de voir un gars de Noranda, qui parlait mon langage et reflétait ma réalité, s’élever au niveau des grands noms de la chanson francophone, tous pays et époques confondus. »