Run the Jewels, une lutte des classes version hip-hop

Ce sera l’événement rap international de l’hiver à Montréal : le retour sur scène du duo Run the Jewels le 21 février au Métropolis, 18 mois après ses concerts présentés à Osheaga. Forts d’un percutant troisième album offert en téléchargement gratuit la veille de Noël, le rappeur et producteur El-P et le MC Killer Mike soufflent avec leur verve exemplaire le rigoureux et le débile puisque l’important, martèle le vétéran rappeur Mike, doit être d’offrir des chansons « qui soient le fun, qui soient “bad ass” — qui doivent être hip-hop ! », en somme. Ce sera assez pour nous faire oublier, le temps d’une soirée, que Donald Trump est président des États-Unis.
« Je le répète : cet album n’a pas été fait en réaction à l’élection de Donald Trump », insiste Killer Mike, joint quelque part au Wisconsin, en pleine tournée. Brillant MC à la voix coulante, grave et rêche, Mike est tout aussi respecté pour son activisme — durant la campagne à la chefferie démocrate l’an dernier, il occupait le titre officieux d’attaché de presse de Bernie Sanders et, depuis, n’a jamais loupé une invitation dans les médias pour dénoncer la présidence de Trump.
« Ce disque est un mélange de “ dope music ” [bonne musique], d’amour pour les gens de toutes origines, de “ bad-assery ” et de commentaire social, enchaîne-t-il. En vérité, ça ne change rien qu’on ait élu Clinton ou Trump : ils appartiennent à une autre classe de gens, cette classe qui mène les prolétaires, et nous devons constamment résister contre cette forme d’autorité parce que nous sommes nés libres. Ça n’a donc pas d’importance quel authoritarian ass s’assoit dans le Bureau ovale. Ce qui compte, c’est de rassembler le peuple pour lui faire comprendre qu’il est libre, individuellement et collectivement », abonde l’intarissable Mike, dans son langage coloré.
À preuve, l’album, dont l’enregistrement se serait terminé en septembre dernier, donc avant l’élection présidentielle, ne contient qu’une seule flèche décochée à l’endroit de Trump, que Mike se fait un plaisir de nous rapper à l’oreille : « Went to war with the Devil and Shaytan / He wore a bad toupee and a spray tan… » D’accord, Mike, mais lorsque les résultats de l’élection ont confirmé la présidence de Trump, ça a dû vous démanger d’ajouter quelques autres chansons coup-de-poing à son endroit, non ? Le rappeur rigole : « Ouais, mais on ne voulait pas que cet album soit un simplement un disque anti-Trump, ou encore anti-Hillary. On voulait faire un disque intemporel. »
En vérité, ça ne change rien qu’on ait élu Clinton ou Trump. [...] Ça n’a pas d’importance quel “authoritarian ass” s’assoit dans le Bureau ovale. Ce qui compte, c’est de rassembler le peuple pour lui faire comprendre qu’il est libre, individuellement et collectivement.
Un son unique
C’est réussi. Run the Jewels possède cette faculté d’être à la fois plein d’esprit dans ses textes, baveux et absurde, tout en prenant des positions sociales et politiques qui résonnent. Le tout sur un travail de production singulier, original, puisant dans le bon vieux rap, la musique électronique, le funk et le rock. Run the Jewels a un son unique qui lui permet de s’extraire de la tendance trap et des productions typées des héros du genre, les musiciens Zaytoven ou encore Metro Boomin, qui ont collaboré à l’album de Migos, le groupe à la mode par les temps qui courent.
« D’abord, tous ces gars que tu viens de nommer sont des amis, c’est la famille, abonde Killer Mike. Migos, je n’ai que des éloges pour eux, Metro Boomin, on discute souvent. Maintenant, notre style nous appartient, et EL-P est un des meilleurs producteurs au monde, point barre. Et ce qui distingue les meilleurs, c’est qu’ils sont capables de faire une musique intemporelle, unique. Je me sens choyé de faire partie de ce groupe. »
Toute chose vient à point à qui sait attendre. Killer Mike aura attendu longtemps avant de se retrouver aujourd’hui au firmament de la scène rap américaine. Révélé en 2000 grâce à une mémorable collaboration avec Outkast sur son classique Stankonia, Killer Mike a enfilé des projets l’ayant confiné à l’underground, une dimension du rap que connaît intimement son collègue El-P, producteur et rappeur allumé, ex-membre de Company Flow et fondateur du label Def Jux, considéré comme un des piliers de la scène rap alternative des années 2000.
Force et arrogance
Le coup de génie du duo Run the Jewels qui a permis à leur son d’être diffusé comme une traînée de poudre et embrassé par les amateurs de rap fut d’offrir son premier album gratuitement sur le Web en 2013, tactique qu’il a aussi employée pour ses deux albums suivants — et pour Meow the Jewels, la version parodique « féline » remixée (comprendre : avec des bruits de chats) du deuxième album, que le duo s’était senti forcé de réaliser après une boutade lancée durant la campagne Kickstarter qui leur avait permis de financer la production de ce deuxième disque.
Ce détail résume parfaitement l’esprit de Run the Jewels, que nous explique Killer Mike : « Ça, c’est la vraie vie : tu peux te réveiller un matin et te sentir maussade, de mauvaise humeur, puis un ami te passe un coup de fil, tu rigoles, puis ça va mieux. C’est un peu ça, notre job. On veut simplement être des dope ass rappers, on veut du swagger [de l’arrogance]. On veut la force, le groove, l’ascendance de NWA, mais on veut aussi être un haut-parleur des préoccupations sociales [des gens] comme l’ont été Rage Against The Machine et Public Enemy. »
Les grands discours, Killer Mike préfère les garder pour les conférences qu’il prononce dans les universités qui l’invitent — ce sera le cas à Boston dans quelques jours. « L’âge, la couleur, la manière dont quelqu’un s’habille, tout ça n’a pas d’importance parce que tout le monde veut la même chose : vivre en harmonie. C’est ce que je vais raconter dans mes conférences. En concert, on est ailleurs : je veux simplement qu’on s’amuse et qu’on se défoule, qu’on libère toute notre énergie, pour le temps qui nous est alloué. »