Brahms dans le filtre de Lewis Furey

Il y a bien une heure que le vétéran musicien montréalais Lewis Furey, le regard vibrant, s’avance et se recule sur sa chaise, en racontant sa plongée dans le monde du compositeur allemand Johannes Brahms. Et plus particulièrement dans ses quelque 200 lieder, ces chants piano-voix, que l’artiste du romantisme a composés entre 1853 et 1896.
Une heure — remplie de références biographiques, de tranches de vie issues des correspondances de Brahms et de réflexions sur la musique dite « classique » —, c’est au fond bien peu de temps pour circonscrire une passion qui dure maintenant depuis dix ans, et qui finalement sortira du salon de Furey pour aboutir le temps de trois soirs sur la scène du Petit Outremont.
Lewis Furey, tête rasée, yeux verts, dans un français qui ferait pâlir les Will Butler et Patrick Watson de cette métropole, raconte qu’il a adapté dans la dernière décennie une quarantaine des lieder de Brahms, se basant à la fois sur les partitions et sur des traductions anglaises et françaises des textes allemands. Le spectacle comptera une quinzaine de lieder. « C’est excitant pour moi de voir ces chansons extraordinaires prendre vie, je les traduis en anglais pour y être proche, je les mets dans mes mots à moi. »
Si Furey respecte les lignes de piano, il adapte ici les mots plus qu’il ne les traduit, question « d’aller plus loin, et de me sentir plus proche, dit-il. Traduire est une interprétation, l’interprétation est une création ».
Et tant qu’à y être, quitte à s’attirer les foudres des puristes, le musicien a inséré ici et là quelques références plus actuelles, passant même par les Beatles. « Parce que c’est mon époque ! rigole le polyvalent créateur. Si on prend Diamonds, le texte dit quelque chose comme : “ tu voulais des diamants, je t’ai donné des diamants ; tu aimais la musique et je t’ai écrit une musique. Mais ça ne marche pas ! ” Et j’ai pensé tout de suite à “ money can’t buy me love ”. Et il y en a d’autres un peu partout ! » Comme dans la célèbre Lullaby de Brahms, où Furey glisse les mots « stairway to heaven », ou alors dans Over the Lake, où le musicien insère une référence au chant negro-spiritual Swing Low, Sweet Chariot.
Questions de bouquets
Lewis Furey rappelle qu’au fil de sa longue carrière de 44 ans, Brahms publiait régulièrement des « bouquets » de six ou huit lieder, sous forme de partitions musicales que les gens pouvaient faire leurs, en les décodant et en les interprétants. « C’est une musique populaire, au fond. C’est le même public qui aujourd’hui va acheter le songbook de James Blake ou d’Ariane Moffatt, l’amener à la maison et le déchiffrer avec leur guitare ou leur piano. »
Au Petit Outremont, Furey brouillera et brassera les bouquets pour en faire un nouveau, n’en déplaise, dit-il, à ceux qui estiment que de rompre ces « blocs » de lieder serait un crime de lèse-majesté. « Ils ont peut-être raison, mais bon, d’abord Brahms est mort, ça ne va pas lui faire de peine, et c’est une interprétation tellement iconoclaste que ça ne va pas lui faire du mal. Je ne peux pas abîmer sa réputation, il est trop grand. Comme tu peux pas abîmer Shakespeare. Tu peux seulement t’abîmer toi ! » lance le pianiste à la voix graveleuse.
Au départ, Furey avait organisé son spectacle en ordre chronologique de création des pièces de Brahms, mais a finalement décidé de tout brouiller, soulignant au passage que l’Allemand parlait dès son jeune âge de sujets graves comme la mort.
Sa confidente et correspondante « Clara Schumann le critiquait parfois en lui demandant pourquoi il faisait des chansons sur la mort à son âge. Mais je pense qu’on pense à la mort même jeune, et encore maintenant. Pas la mort par faiblesse physique, mais les suicides de jeunesse sont malheureusement encore présents. »
La voix
Sur scène, pas question pour Furey de pasticher le chant lyrique des interprètes de Brahms. « C’est intéressant, je lis des choses sur ça, mais ici je m’en fous. Je pense plus à comment chantait quelqu’un comme Clara Schumann, à qui Brahms envoyait ses pièces pour avoir ses commentaires. Avec son vieux Robert à ses côtés ! »
Il raconte que de temps en temps, il est arrivé que des amis de passage chez lui confondent ses lieder avec ses propres chansons. « Au fond, ça pourrait être des pièces d’artistes capables de bien écrire pour piano et voix, comme Randy Newman, Gonzales ou Tori Amos, tu vois ? »
Le disque Furey chante Brahms ? Pas tel quel, mais peut-être, dit-il. La tournée ? Pourquoi pas, d’autant qu’il ne lui faut qu’un piano et puis hop ! Il a déjà un autre projet en chantier — titre de travail : Pebbles —, mais assurément dix ans de passion autour de Brahms ne s’effaceront dans le temps d’un hit des Beatles.