Le festival de la démesure

The Venopian Solitude en studio à Montréal
Photo: Dan Wilton / Marie Jose Govea The Venopian Solitude en studio à Montréal

Jusqu’au 28 octobre se tient un événement musical à mi-chemin entre le festival de musique d’avant-garde et le stage de formation, alors que l’impressionnante machine de la Red Bull Music Academy prend possession du Centre Phi pour accommoder 70 « académiciens » venus de partout sur la planète. L’événement annuel, que les grandes métropoles du monde rêvent toutes d’accueillir, est aussi musicalement pertinent qu’il est d’une redoutable efficacité pour l’image du fabricant de boissons énergétiques. Décryptage.

La Red Bull Music Academy (RBMA) fut créée comme un programme de développement destiné aux jeunes musiciens. « L’idée est de cultiver et favoriser la créativité », explique son cofondateur Many Ameri. « Au départ, on s’est demandé : comment créer un environnement dans lequel des musiciens pourraient apprendre de l’expérience de chacun et enrichir leur vocabulaire musical pour mieux pouvoir communiquer ce qu’ils font par la musique ? »

La réponse courte : en construisant un espace de travail qui favorise ces échanges, en invitant des conférenciers d’expérience et en élaborant une programmation de concerts stimulants.

L’opération nécessite un an et demi de travail en amont, « sept ou huit visites dans la ville choisie, plusieurs réunions avec [les gens du marketing de] Red Bull Canada et les acteurs de la scène musicale locale. On recrute [à Montréal] une équipe de photographes, d’architectes, de designers, d’éditeurs, de techniciens de production, et tout ce processus est extrêmement important puisqu’il nous permet […] d’en apprendre plus sur la ville qu’on visite », explique Ameri, qui dirige l’Académie depuis sa fondation en 1998. « Ensuite, on se pose cette question : que pouvons-nous faire ici qui aura du sens et de l’importance pour les gens ? »

« Ce qui est intéressant, c’est qu’ils ont mobilisé les “joueurs” [de la scène musicale montréalaise]. Tout le monde a son petit morceau » du faramineux budget de RBMA, estime Alain Mongeau, directeur de Mutek, auquel est associée la marque Red Bull depuis quatre ans. « Ensuite, s’ils ont bien porté attention à ce qui se passe ici, l’événement dressera un portrait intéressant de la vitalité et de l’étendue de la communauté créative montréalaise. »

En classe et en studio

 

Comme l’année dernière à Paris, l’année précédente à Tokyo et l’année d’avant à New York, plus de 4000 jeunes musiciens d’une centaine de pays différents ont postulé pour faire partie de l’Académie. Seuls 70 ont été retenus. Ils arrivent de l’Iran, de l’Australie, du Chili ou de l’Islande, sont transportés, hébergés et nourris aux frais de l’Académie. Une seule Québécoise fait partie de la cohorte : Marie Davidson, poète, chanteuse, compositrice, membre du duo Essaie pas, qui lancera le 3 octobre Adieux au dancefloor, nouvel album solo.

« T’es pas ici pour enregistrer ton prochain hit, t’es ici pour expérimenter, pour apprendre, pour partager tes connaissances et collaborer avec les autres participants. L’expérience est intéressante. C’est vraiment une chance d’avoir accès à tant de connaissances et de matériel », explique la musicienne. Juste avant notre conversation, elle travaillait avec un musicien berlinois dans l’un des dix studios d’enregistrement spécialement construits par l’Académie au deuxième étage du Centre Phi.

Auparavant, cet étage n’était qu’un vaste espace ouvert : des salles aux plafonds élevés servant à des expositions, des événements, des conférences. En trois semaines, RBMA y a érigé des murs, posé des tapis, garni chacun des studios d’équipement audio dernier cri. Lors de notre visite, des synthétiseurs Moog tout neufs venaient d’être branchés ; on a aussi pu voir un Roland TR-909, célèbre boîte à rythmes, accouplée à un séquenceur et à un ordinateur. Au bout d’un corridor, on a installé le studio de la radio de l’Académie, qui diffuse une programmation originale toute l’année.

Reste encore à déterminer ce qui restera de ces installations à la fin de l’événement ; autrefois, à Rome, à São Paolo et à Madrid, par exemple, RBMA construisait carrément ses installations qui, une fois l’événement terminé, devenaient un centre de diffusion artistique et un studio géré par les administrations locales. « C’est complètement fou ! » lance Dan Seligman, directeur de Pop Montréal, qui a aussi visité les installations.

Public recherché

 

Pour le public montréalais, le RBMA sera une mine de concerts alléchants.

À l’affiche ce soir au Belmont, boulevard Saint-Laurent, Colin Stetson et le groupe EX EYE partageront la scène avec le guitariste expérimental Stephen O’Malley de Sun 0))). Demain, le mythique DJ Theo Parrish vient faire tourner des disques, une coprésentation avec Piknic électronique. Lundi, une soirée intitulée Ondulations met en vedette la pionnière du synthétiseur Suzanne Ciani, en duo avec la claviériste Kaitlyn Aurelia Smith. Le lendemain, ce sera une rencontre inédite entre le producteur électro CFCF et le pianiste jazz Jean-Michel Blais.

Du pointu, du costaud, du rigoureux, que de bons concerts qui mettent l’eau à la bouche des (jeunes) amateurs de musiques d’avant-garde, le public cible du RBMA. Depuis plusieurs mois, la venue du RBMA suscite des attentes, mais aussi quelques appréhensions de la part de producteurs et promoteurs de spectacles de la métropole qui frémissent de voir apparaître un concurrent aux poches profondes.

« Évidemment, les promoteurs de la ville se sentent un peu menacés, confirme Dan Seligman, directeur de Pop Montréal. Les artistes montréalais, de leur côté, vont accepter d’y jouer, parce que c’est cool et que c’est très, très bien payé. [Les organisateurs du RBMA] sont chanceux d’avoir l’appui d’une multinationale qui leur permet de disposer de budgets quasi illimités pour faire ce qu’ils veulent. »

Many Ameri reste coi sur la facture du RBMA, qu’on estime aisément à quelques millions de dollars. Un montant qui rapporte, assure Danilo Dantas, professeur agrégé au Département de marketing de HEC et expert de la question du marketing de la musique, qui voit dans l’initiative un « bel exemple de renforcement d’image de marque dans un environnement contrôlé ».

« Contrairement à la commandite, où plusieurs marques s’associent à un événement qui possède une certaine réputation, Red Bull fait avec son Académie comme avec ses événements de sport extrême, comme le Crashed Ice, des événements qu’ils contrôlent à 100 %, qui sont en phase avec les valeurs de la marque, avec l’esprit de la marque, et surtout avec les valeurs de son public cible », les jeunes branchés sur la musique.

Le retour sur investissement se calcule par le rayonnement du RBMA dans les médias à travers le monde et par la diffusion sur les réseaux sociaux par le public. « La différence entre Red Bull et les autres marques, c’est que lui pousse ce concept à l’extrême, ajoute le professeur. Une opération de cette ampleur, je n’ai jamais vu ça. »

Or, tous les acteurs de la scène musicale montréalaise auxquels nous avons parlé s’entendent sur une chose : l’équipe derrière le RBMA aime la musique et organise un événement d’une exemplaire qualité. « Ils ont la musique à coeur, c’est ça le plus important », dit Dan Seligman.

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