Donner vie à un robot

Comment marier la musique de chambre, le cinéma, le théâtre de marionnettes et le turntablism — l’art des DJ ? Le Montréalais Eric San, alias Kid Koala, a résolu l’improbable dilemme avec la version scénique de Nufonia Must Fall, récit en bande dessinée qu’il a édité en 2003 mettant en vedette un petit robot mélomane tombé amoureux de Malorie, ingénieure spécialisée en robotique. Après Londres, New York, Los Angeles et Toronto, la production qui compte sur le travail d’une quinzaine d’artisans s’installe à la Cinquième salle de la Place des Arts, du 2 au 5 septembre.
« Je croyais qu’on présenterait ce spectacle durant six mois, or, ça fait deux ans et demi déjà qu’on est sur la route et on y sera encore pour les deux prochaines années », dit Eric San, rencontré dans son studio atelier, avec quelques-uns des artisans, marionnettistes et caméramans qui donnent vie à ce conte futuro-romantique.
Bédéiste à ses heures, San a signé deux albums : Nufonia Must Fall, puis Space Cadet (en 2011, racontant l’histoire d’une femme astronaute), lequel avait aussi fait l’objet d’une série de spectacles à la Biosphère durant lequel le spectateur assistait à la performance muni d’un casque d’écoute, les yeux rivés sur des projections statiques racontant l’histoire.
Une autre envergure
Le spectacle Nufonia Must Fall est d’une tout autre envergure, fallait-il constater en faisant le tour de l’atelier de l’artiste. S’y trouvent une douzaine de (superbes) maquettes reproduisant les décors du récit. Durant le spectacle de plus d’une soixantaine de minutes, quatre caméras captent le travail des marionnettistes devant public, les images étant ensuite aiguillées et projetées en direct, pendant que Kid Koala et le Quatuor Afiara exécutent la trame sonore.
« Oui, c’est comme un film, mais livré en une seule prise », résume Kid Koala, reconnaissant du même souffle l’intime lien entre le 7e et le 9e art. Or, réaliser tout ça en direct « rend le travail plus dangereux et excitant, du côté de la performance. J’ai déjà fait la trame sonore d’un film, j’aime beaucoup ça. Mais tout faire en direct, c’est particulier. Par exemple, si je choisis de ralentir ou d’étirer la musique, les marionnettistes et les caméramen doivent me suivre. C’est un équilibre, il faut trouver le bon tempo pour que l’émotion passe. On doit aussi s’adapter aux réactions du public, qui lui peut voir toute la mécanique du spectacle sur scène. »
La mise en scène du spectacle est signée Keith « K. K. » Barrett, directeur artistique attitré du réalisateur Spike Jones, qui a notamment travaillé sur Adaptation, Where the Wild Things Are, Her et Lost in Translation (de Sofia Coppola). « Parmi mes films préférés », avoue Eric San.
« Un jour, il est venu me voir après une représentation de mon spectacle 12 Bit Blues pour me dire qu’il avait apprécié et qu’il aimerait qu’on travaille ensemble. J’étais emballé, mais je n’avais aucune idée de ce qu’on pourrait faire. K. K. avait quelques semaines de libres après le tournage de Her ; je lui ai alors envoyé un exemplaire de Nufonia Must Fall, mais simplement pour lui faire comprendre que mon travail ne se limitait pas à la musique, que j’avais aussi tout un univers graphique. Il m’a rappelé en disant : j’adore ton livre, c’est ça qu’on va faire ! »
Barrett a reconstruit l’histoire en omettant quelques scènes, « surtout des gags qui marchaient bien sur papier, mais moins à l’écran », souligne San. Le concepteur de décors britannique Benjamin Gerlis est venu passer huit mois à Montréal pour créer les maquettes, et quatre autres artisans d’ici ont construit les marionnettes.
Tension
« Pour K.mK. Barrett, à cause de son travail au cinéma, ce qui compte avant tout, c’est ce qui se retrouve à l’écran, ce qui a créé une certaine difficulté pour les marionnettistes et moi, issus du milieu du théâtre », explique Olivier Gaudet-Savard, régisseur de plateau et éditeur vidéo sur Nufonia Must Fall, qui explique que la conception du spectacle a demandé de longues semaines de recherche et d’expérimentation. « Tout le monde tirait la couverte de son bord, les musiciens, les marionnettistes, le directeur artistique. Mais ce qui est le fun dans ce qu’on a réussi à accomplir, c’est que tout se fait live. »
L’édition originale de la bédé Nufonia Must Fall comprenait un CD d’une dizaine d’extraits musicaux — seize minutes de musique en tout — avec, pour chacun des titres, les numéros des pages pour synchroniser la musique à la lecture. « J’écoute aujourd’hui ces enregistrements et je trouve ça embarrassant, avoue en riant Kid Koala. Je venais d’acheter mon piano Wurlitzer, il était désaccordé, mais je tenais à m’en servir. Par contre, j’aime l’atmosphère de ces enregistrements, et on retrouve évidemment certaines de ces idées originales dans la musique du spectacle. J’ai ensuite composé de nouvelles chansons, en m’inspirant des scènes du récit. »
Après Montréal, la production se déplacera notamment au Chili et en Chine. Et après Nufonia Must Fall ? Un récit photo musical intitulé Mosquito, mettant en vedette un petit maringouin qui prendra vie en animation de pâte à modeler (claymation, en anglais). Ce Kid Koala a plus d’un tour dans son sac.