La chanson, art mineur? Peut-être, mais grand format!

C’est fichtrement beau, ce boîtier. Fantasmagorique avant d’enlever la pellicule plastique, L’intégrale de Pierre Lapointe. C’est plein de roches de toutes les couleurs tout partout, sauf sur l’une des tranches (la part visible de l’emboîtement intérieur), où il y a plusieurs Pierre Lapointe habillés en jaune. C’est beau et c’est pesant. Ça dit : la chanson gravée sur les sillons des neuf disques de vinyle du coffret vaut quelque chose. Ça dit : la chanson telle qu’en fait Pierre Lapointe depuis 2002 vaut son pesant d’or. À tout le moins 180 dollars.
Comment ça, pourquoi faire ? Comment ça, on a déjà tout ça en CD sauf le tout premier, disque promo d’avant le premier album (distribué aux médias en 2002), ici rebaptisé Petites chansons laides ? Béotiens, murmurerait Lapointe un brin méchamment. Oeuvre d’art pour le grand oeuvre d’un artiste de la chanson, ça se tient, non ? Peut-être art mineur, comme disait feu Gainsbourg à feu Béart pour l’enflammer, mais grand format ! Ça en jette, ça ne se jette pas. Et puis ça s’écoute. Quand je joue ça sur ma bonne vieille table Bang Olufsen, il en sort des sons pas pareils. On a tout remixé, ça s’entend, ça enveloppe, ça garde au chaud. Et ces galettes de vinyle tout blanc, faut avouer que ça tourne bien élégamment.
Marché de niche, et pourquoi pas ?
D’accord, d’accord, produit de luxe, marché de niche et le toutime. J’ai le 254e exemplaire d’un tirage limité à 500, à la manière des lithographies. Prétention ? Qui a dit prétention ? Que nenni. C’est le contraire, je dis. C’est le CD qui était dévaluation, qui a mené à la dématérialisation : tendance inexorable, qu’il ne s’agit pas ici de nier, on a d’ailleurs inclus un carton avec un code permettant le téléchargement. Intégralement.
Lapointe ne nie même pas que ces vinyles sont nés CD. Les pochettes, toutes réinventées par Catherine Lesage et Simon Rivest de chez Ping Pong Ping, sont des mises en abyme : les petites choses laides qui contenaient à l’origine les disques encodés se retrouvent dans les illustrations, côtoyant ou pas le chanteur. Concept ! Clins d’oeil ludiques, en vérité.
Plus important, ce coffret existe parce qu’il y a eu à pareille date l’an dernier le coffret des rééditions en vinyle des albums de Beau Dommage : c’était signifier que nos artistes majeurs ne méritent pas moins ces éditions haut de gamme que les grosses pointures d’ailleurs. Cette saison-ci, le fait est que ça sort de partout, rapport à l’engouement grandissant pour le microsillon pas égratigné : un Eric Clapton a droit à The Studio Album Collection (neuf vinyles de ses années 1970, y compris la période Derek and the Dominoes) ; le regretté Roy Orbison est ravivé à travers les 14 disques parus chez MGM entre 1965 et 1973 ; un Bruce Springsteen s’offre The Albums Collection Vol. 1 1973-1984, et même une Amy Winehouse, qui n’a pourtant enregistré que deux disques de son vivant, fournit la matière de huit vinyles…
La famille Canetti au grand complet
Même phénomène en France. J’en veux pour preuve le fort beau disque double Les années Canetti — L’esprit chanson française, compilation vinyle d’abord, qui contient néanmoins dans sa magnifique double pochette tout en photos noir et blanc les équivalents audionumériques. En 33 titres et en 33-tours, on retrace toute l’aventure du formidable découvreur de chansonniers qu’était Jacques Canetti, les enregistrements libérés de droits d’édition des années 1948-1956 (Félix, Brel, Brassens, Vian…) accolés aux « productions Jacques Canetti », disques parus à sa propre enseigne après le départ de chez Polydor (Reggiani, Jacques Higelin et Brigitte Fontaine, Jeanne Moreau, mais aussi pas mal de poésies récitées par les Pierre Brasseur, Simone Signoret et autres Philippe Noiret…).
Le matriçage est exemplaire, le vinyle dûment lourd, et la photo recto admirablement choisie : on voit Canetti avec Brassens et Gainsbourg. C’est le type même du disque « vitrine », pour reprendre l’expression de Sacha Guitry : on n’a pas envie de l’insérer dans sa collection, mais de le placer devant. C’est tout le bonheur du format 30 cm des vinyles : ça se regarde autant que ça s’écoute. Mieux, ça se savoure.
Je voudrais pas crever