Jean Leloup, dans toute sa plénitude

Ça se voyait. Dans son grand corps, dans sa grande face, à grandeur de Wilfrid-Pelletier. Quelque chose d’heureux, de profondément heureux, dans le sourire. Quelque chose d’émerveillé dans le regard, enfant et cinquantenaire à la fois. Quelque chose de fébrile mais jouissif dans la gestuelle. Tout en Jean Leloup respirait le bien-être, samedi soir, à la première de ce spectacle en solo (Le fantôme de Paradis City) qui se voulait une sorte de rappel de deux heures et quart du jubilatoire et fantastique show avec orchestre présenté le mois d’avant au Métropolis (Splendeur et chute de Paradis City).
Bonne humeur
A-t-on vu Leloup plus « vraiment de bonne humeur », pour le citer, que dans ces lieux si différents aux propositions si distinctes — pour les trois quarts, la liste des chansons de samedi pigeait ailleurs dans le vaste répertoire —, a-t-on eu plus pleinement la mesure du génie des mots et du groove ? A-t-il mieux fait comprendre, entendre ce qu’il veut nous dire dans ses chansons depuis pas loin de trois décennies ? Je ne crois pas. Le Jean Leloup d’aujourd’hui vit sa plénitude, et nous avec lui.
Samedi à Wilfrid, c’était encore plus frappant qu’au Métropolis parce qu’il était seul. Vraiment seul, malgré l’habillage fascinant, l’exquise beauté de la mise en scène, ce fabuleux crâne en dentelles créé par Yves Archambault avec l’Atelier de Décor Kamikaze, ces projections si discrètement changeantes de la firme 4U2C. Seul avec lui-même. Sans schizophrénie, sans malaise. Adéquation entre l’intérieur et l’extérieur. Pas d’écartèlement entre le personnage et le gars. Même pas de distance entre lui et sa guitare, à peine un peu de mise en condition — et séances d’accordage sursignifiées — avant d’être le vieux bluesman du riff et des licks qu’il a toujours voulu être. Leloup au complet, devant nous et avec nous.
Toutes les jouer
Le spectacle se présentait comme un grand rappel de deux heures et quart. Symbole : un téléphone sur scène (qui allait « rappeler » […]), mais c’est accessoire. La joie de la soirée, c’était sa joie. La joie de la liberté et la joie du contrôle. Pouvoir enfin se mettre totalement en danger en sachant que tous les dérapages seraient tout naturellement rattrapés. Oui, s’interrompre à n’importe quel moment, réagir exagérément, tout était possible parce qu’il savait — et on savait — que la chanson interrompue serait relancée, qu’il n’allait rien saboter. Qu’être lui-même à l’extrême, cabotin, hilare, clownesque, était possible parce qu’il est trop bien dans sa peau et qu’il a les pieds trop solidement plantés sur les planches. Il pouvait tout, et surtout affronter le désespoir de ses textes, tellement il est en vie et bien en vie.
Il pouvait toutes les jouer, et ne s’en privait pas, et ne nous en privait pas. Mazette ! Il a été jusqu’à nous donner Printemps-été, la chanson de l’album renié du tout début. Et il a fait Décadence et nous étions tous de retour dans « la décade où l’on danse ». Et il a fait Dr. Jekyll et Mr. Hyde, et Barcelone, et Think About You, et Fourmis, et Je joue de la guitare, et Le dôme, et Ballade à Toronto, et même I Lost My Baby. Et les tout aussi extraordinaires chansons de Paradis City, ce court métrage si saisissant de vérité qu’est Les bateaux, ces effarants et bienfaisants récits de terribles traversées que sont Feuille au vent et Retour à la maison.
La vie qui bat
C’était tout ça et tellement plus, samedi soir. Deux heures et quart et une trentaine de titres pour célébrer ensemble la vie qui bat, qui marche, qui avance. Ce grand gars dont on souhaite depuis tellement longtemps un équilibre vivable et la possibilité de toiser la mort sans mourir, était carrément émouvant du bonheur de son accomplissement. Jean Leloup pouvait s’adosser au grand crâne. Paradis City existe, quelque chose de beau et de bon a été construit, que rien n’est venu détruire en chemin. Ça se peut. Je vais vous dire, de la part de tout le monde à Wilfrid samedi soir : ça donne bigrement espoir.