Sur la sépulture de Félix Leclerc, des souliers à la place des fleurs

En ce petit matin d’été, la pelouse du paisible cimetière de Saint-Pierre-de-l’Île-d’Orléans, au Québec, est encore imprégnée de rosée. À gauche d’une jolie chapelle au toit en bardeau, la tombe de Félix Leclerc, autrefois solitaire, est aujourd’hui bien entourée. Elle n’a pas perdu sa sobriété, voulue par l’artiste aux multiples facettes de poète, auteur-compositeur-interprète, écrivain : une pierre de granit clair, à la verticale sur l’herbe rase, porte seulement son nom et les deux dates — 1914-1988 — encadrant sa vie.
Pas d’épitaphe, pas de fleurs. Sur la tranche, des pièces de monnaie ont été posées par ses admirateurs. « Des pièces porte-bonheur, peut-être, des voeux qu’on formule en se recueillant » : Nathalie Leclerc, qui a voué une bonne partie de sa vie depuis vingt-sept ans à entretenir la mémoire de son illustre père, ne sait pas trop. Comme elle ne sait pas pourquoi, ce jour-là, il n’y a pas, « comme d’habitude, un paquet de souliers au pied de la tombe ». Peut-être le tondeur de gazon les a-t-il mis de côté pour faire son travail…
La tombe de celui qui est considéré comme le père de la chanson québécoise et l’un des premiers à avoir été reconnus comme tel en France est, depuis sa mort, le 8 août 1988, la plus visitée du petit cimetière de l’île d’Orléans, aux portes de Québec. Ses fans n’en finissent pas de venir y déposer de vieilles godasses, des tennis, des chaussures de montagne… Un clin d’oeil à l’une de ses premières chansons, Moi, mes souliers. Si les siens avaient « beaucoup voyagé », ceux de visiteurs du monde entier peuvent bien finir aussi leur vie ici, au plus près de l’esprit d’un Félix Leclerc qui repose sur l’île où il choisit de vivre durant ses vingt dernières années, retrouvant la terre de ses ancêtres.
« Avant qu’on fasse une allée de gravier jusqu’à la chapelle, se souvient Nathalie Leclerc, il y avait un curieux sentier dans l’herbe qui menait de l’entrée du cimetière à la tombe de mon père, tracé par les pas de ceux qui s’y rendaient. » Les souliers ? « Il y en a toute l’année. On les ramasse de temps en temps. D’autres les remplacent. Parfois, il y a de petits mots à l’intérieur. Certains me faisaient pleurer, évoquant la maladie ou la mort d’un être cher. Je ne les lis plus. Ils s’adressent à mon père, pas à moi. »
Ses paysages de prédilection
Nathalie avait 19 ans quand Félix Leclerc est mort. Une perte ravageuse, car « le phare » qu’il était pour des générations de jeunes chanteurs du Québec (reprenant à qui mieux mieux — ce qu’ils font toujours — des titres comme Le p’tit bonheur, Le train du Nord, Moi, mes souliers, L’hymne au printemps, Bozo ou L’alouette en colère) l’était aussi pour elle. Depuis une vingtaine d’années, inlassablement, elle voue sa vie à la perpétuation de la mémoire de son père, par une Fondation Félix-Leclerc, un prix Félix-Leclerc pour célébrer la chanson francophone, un Espace Félix-Leclerc à Saint-Pierre-de-l’Île-d’Orléans…
En 2014, elle a mis toute son énergie à faire célébrer dignement au Québec comme en France le centenaire de sa naissance, avec une exposition itinérante qui a notamment fait arrêt à la Bibliothèque François-Mitterrand à Paris. Même si elle vit désormais les trois quarts de l’année en France, où elle est née, Nathalie Leclerc continue sur sa lancée, achevant l’écriture d’un livre — Présence — dans lequel elle évoque des souvenirs personnels de son père, qu’elle aime à nommer « l’homme qui chante ».
Sur l’île d’Orléans, les nouveautés se succèdent aussi. À l’Espace Félix-Leclerc, créé en 2002 avec boîte à chansons, musée, centre de documentation et boutique, l’exposition permanente sur la vie et l’oeuvre de l’artiste a été entièrement revue l’an passé. En contrebas du chemin Royal, la route qui fait « le tour de l’île » (autre titre du chanteur qui n’en finit pas d’être repris) démarre par le Sentier d’un flâneur, idéal pour une promenade à pied sur les traces de Félix Leclerc.
Il est encore là, en sculpture monumentale signée Daniel Saint-Martin, comme « un grand-père au regard bleu qui monte la garde » (extrait de la chanson Le tour de l’île). L’homme assis dans un champ, au pied d’un érable, guitare en main, est tourné vers les battures verdoyantes et le fleuve Saint-Laurent, qui furent ses paysages de prédilection. Son corps d’acier est fait de mots provenant tous de poèmes, chansons ou citations de lui. Entre ses pieds, quelqu’un a déposé — comme au cimetière — une vieille paire de chaussures de marche dont la dernière destination touristique est inscrite à même le cuir : Pérou.