L'Amérique selon Lucinda Williams, les Mavericks et Justin Townes Earle

Lucinda Williams
Photo: Annik MH De Carufel Le Devoir Lucinda Williams

On a souri large comme ça, pas exactement surpris de se retrouver à l'entrée de la salle Wilfrid-Pelletier pour le programme triple Justin Townes Earle-The Mavericks-Lucinda Williams. En croisant Sylvie Paquette et Catherine Durand, je nous ai revus, les mêmes et d'autres comme nous, au Saint-Denis en 2009 pour la rarissime visite d'Emmylou Harris. En cela, le dernier vendredi du FIJM était un peu tribal, comme ils disaient au temps des hippies: «A gathering of the tribes.» Nous avions conflué, toute la communauté des amoureux d'americana de ce coin d'Amérique du Nord où ces artistes ne viennent pas, ou si peu, comme si nous n'étions pas de la même contrée country, à la base. Vieux problème de perception, que notre accueil de croyants aux prières enfin exaucées allait peut-être contribuer à changer.

Eh! Agents de ces artistes, ça ne s'entendait pas des coulisses, notre joie? Rien que Justin Townes Earle tout seul avec son acoustique et ses vignettes socio-géographiques, One More Night In Brooklyn, Ain't Glad I'm Leaving, c'était déjà le grand voyage inespéré au pays du folk-blues magnifiquement pas content. «I hate happy songs», a résumé le fiston de Steve Earle (il doit en avoir marre que chaque papier mentionne la filiation, mais bon, ça se sait peu chez nous). C'est beaucoup ça, l'americana des auteurs-compositeurs-interprètes: le droit à la déchirure et à la dissension. Earle a mentionné George Jones en exemple de grossiste en cuites à répétition, lendemains de veille piteux et ruptures à la chaîne. «Country music, for the most part, is dead», a ajouté le gaillard avant de se lancer dans un picking de derrière les fagots. Un teigneux, Justin: quand on doit aussi porter le nom de Townes en l'honneur de Townes Van Zandt, ça finit par peser. Et ça donne des chansons un peu fâchées.

La formidable fête rock'n'latino des Mavericks

 

Presque sur ses talons, les formidables Mavericks se sont amenés. Enfin! Enfin les Mavericks, pour la toute première fois à Montréal, un gros quart de siècle après leur premier formidable disque. La première fois, faut-il préciser, en incluant leur double bringue de la veille sur la grande scène de la place des Festivals, où l'incroyable chanteur Raul Malo et sa bande de dangereux compagnons auront déjà compris le message: oui, les Mavericks se sont privés de quelques triomphes en ne poussant pas la fiesta plus au nord. Et devront revenir.

De quoi vouloir en mettre plein les yeux, plein les oreilles ce vendredi soir. Ça a démarré en cha-cha démentiellement efficace: enfin la voix immense de Malo retentissait dans une salle montréalaise. On enfonce dans son siège quand il pousse la note, ce gars: quelque chose du ténor d'opéra, de Roy Orbison et de l'Elvis époque jumpsuit à pierreries. Sans forcer jamais. Zéro sparage. Pureté, sensibilité, puissance, exubérance. Un chanteur extraordinaire et rayonnant.

À la fois groupe de mariachi, de surf-rock, de rock'n'roll des années 1950, de rock de garage des années 1960, de ska-punk des années 1970, voire orchestre de mariage grand luxe (la croisière s'amuse, au superlatif), les Mavericks peuvent tout faire, et ne s'en privaient pas: nous fûmes dûment régalés, fut-ce en version écourtée du show de la veille. Ça a quand même été jusqu'à une fa-bu-leu-se relecture lente et panoramique de... Ramblin' Rose (le coeur a failli me lâcher...), entre les éreintantes et les imparables de leur répertoire de party de fin du monde. Et ça s'est achevé tout le monde debout, avec une chanson qui fait exactement le contraire de ce que le titre annonce: All You Ever Do Is Bring Me Down. Frénésie rock'n'latino. C'est aussi ça, l'americana.

Les salutaires vérités de Lucinda

 

Se produire APRÈS les Mavericks? Fallait être attendue comme Lucinda Williams l'était pour imposer sa sorte de folk-rock sans concession: toutes plaies exposées, tous désirs avoués, toute une vie d'extrêmes émotions dans la voix et les chansons. Combien de chanteuses et de chanteurs ont osé tout dire grâce à ses disques, et d'abord et surtout le Car Wheels On a Gravel Road de 1998?

Ça s'entendait dans ce timbre sans cran d'arrêt, couteau qui a servi beaucoup. Dès Something Wicked This Way Comes, la bien-nommée chanson d'entrée, on y était: là où la suture a tenu, là où, un jour, ça a fait vraiment mal. Suivait la chanson-titre de Car Wheels... : impossible de passer à côté de l'album célébré, autant l'attaquer de front.

Les rendus étaient drus, bruts, rudes, sans édulcorant d'aucune sorte. Wilfrid le chic en était un peu choqué, révélé sous son beau bois par ces chansons «about good people who lost their way» (elle a ainsi présenté Broken Angel). On n'était plus à la fête. De salutaires vérités étaient couchées sur des matelas parfois inconfortables, exprès: l'histoire terrible de justice expéditive dans West Memphis, le regard sans fard de When I Look At the World, l'évocation d'un ami perdu sur le chemin de Lake Charles à Bâton Rouge.

Ce n'était pas moins une célébration que la performance des Mavericks, même si ça se recevait plutôt assis: avec Lucinda Williams, on célébrait la résilience, la pulsion de vie, envers et contre tout. Et on mesurait les bienfaits pour la santé: une fois les carapaces percées, le méchant sort, les larmes et les regrets et la colère aussi, et après on va mieux. Lucinda Williams, vendredi soir à Wilfrid, nous a donné tout ce qu'elle a vécu et ce qu'elle en a fait, et on est repartis avec du courage.



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