Dans le berceau du jazz

C’est à deux voyages bien distincts que conviaient le pianiste Abdullah Ibrahim et la chanteuse Dee Dee Bridgewater vendredi soir: l’un entre le Japon et l’Afrique, l’autre au coeur de la Louisiane. Et ce dernier fut chaud.
Après Madeleine Peyroux jeudi, c’était au tour de Dee Dee Bridgewater de remplir le théâtre Maisonneuve vendredi. Mais c’est bien là la seule comparaison à faire entre les deux, tant la qualité de performance était aux antipodes. Là où Peyroux avait mené sa barque sans grande conviction, avec une énergie bien relative, Bridgewater fut explosive aux commandes d’un plus large bateau.
Entourée de la vingtaine de musiciens du New Orleans Jazz Orchestra que dirige le trompettiste Irvin Mayfield (sorte de Lincoln Jazz Orchestra du sud), Bridgewater présentait le projet du récent album Dee Dee’s Feathers, consacré à la musique de La Nouvelle-Orléans (jeune et ancienne).
Nous étions donc en plein berceau du jazz, là où le blues influence chaque note, là où les cuivres prennent beaucoup de place (à preuve, ce solide combat de solos de trompette entre quatre musiciens, ovation debout en récompense), et là où la musique est à la fois exubérante et chaloupante. Il n’est pas question ici de se prendre la tête, même dans les chansons d’amours brisés, mais plutôt de trouver le rayon de joie qui traîne par là. La musique curative de tout.
À peine arrivée sur scène, Bridgewater avait déjà le public dans sa main: question de sourire, d’humour, de connivence, d’investissement total dans ce qu’elle fait. Une performeuse pur jus, crâne rasé et rouge aux lèvres. Elle danse, elle scatte en imitant le trombone, elle théâtralise chaque chanson en lui donnant le maximum d’intensité vocale — ce qui n’exclut pas des nuances à-propos. Sensuelle, aguicheuse, bluesy: plaisir au micro, plaisir sur la scène, plaisir dans la salle. Après 60 minutes, tout semblait dans le sac.
Ibrahim, prise 2
Pour son deuxième concert de la série Invitation — après un remarquable solo présenté jeudi —, Abdullah Ibrahim était accompagné des deux musiciens de son trio singulier (Cleave Guyton à la flûte, au picolo et à la clarinette; Noah Jackson au violoncelle et à la contrebasse). Le projet au coeur de la présentation, l’album Mukashi (terme japonais pour «Il était une fois»), tisse des liens entre les cultures musicales de l’Afrique du Sud et du Japon, manière Ibrahim: avec un sens de la mélodie et du dialogue hors pair.
Un projet très doux, tout en apesanteur. Musique zen, mystérieuse dans ses évocations. Certaines pièces sont plus résolument ancrées dans des sonorités asiatiques, d’autres sont africaines de couleur, alors que l’esprit du jazz — Thelonious Monk — traverse le tout.
Ibrahim a amorcé le concert par une séquence solo d’une quinzaine de minutes portant l’empreinte de ce qu’il avait présenté la veille. Partant de là, la musique n’a jamais cessé (du moins pour les 70 minutes vues et entendues): ses deux musiciens l’ont simplement discrètement rejoint dans le courant, des partitions devant les yeux.
On a ainsi assisté à un spectacle très écrit: de la musique de chambre, d’une certaine manière. D’autant que, selon ce qu’André Ménard (directeur artistique du festival) indiquait en coulisses, le trio procédait à l’enregistrement d’un album live vendredi soir.
Or, c’est peut-être ce futur disque qui a intimidé Jackson lorsqu’il jouait du violoncelle? Il nous a paru souvent hésitant, comme s’il jouait du bout des doigts. Manque de rondeur dans le son, manque d’assurance dans le coup d’archet, quelques fausses notes dans des sections en duo avec le flûtiste.
Dommage, parce que ça a légèrement plombé la qualité générale de la présentation, et cela malgré la beauté de la musique écrite. Aux côtés d’Ibrahim, Jackson et Guyton ont semblé jouer sur les talons, sans beaucoup d’abandon.
Mais c’était évident jeudi, et ce le fut une fois de plus vendredi: Ibrahim n’a pas son pareil pour donner du sens à quelques notes ou développer une profondeur de propos avec peu de moyens. Ses schémas pianistiques sont d’une grande richesse mélodique et rythmique, et tout ce qu’il touche paraît traversé de lumière. Dans le projet Mukashi, il ne manquait qu’une réciprocité pour atteindre le même niveau d’émotion que son solo avait provoqué.