Les intentions musicales de M. Renaud

Pour l’amateur de musique, la maison Archambault, à l’angle des rues Berri et Sainte-Catherine, à Montréal, a valeur de temple. Les pianos et les guitares scintillantes, les rangées de partitions en tous genres, les disques recommandés par des disquaires souvent hautement qualifiés : il y a là quelques bonnes heures à passer.
Prenons le même amateur et plaçons-le dans un Renaud-Bray : la visite sera assurément plus courte. L’espace-disque est en effet souvent réduit à une peau de chagrin dans les 30 succursales du géant libraire. Et depuis janvier 2014, le poste de disquaire a été aboli au sein de la chaîne, laissant le mélomane avec des commis bien intentionnés, mais non spécialisés.
La note de service envoyée aux employés pour annoncer la disparition du poste évoquait « de nouveaux impératifs commerciaux », la « nécessité de s’adapter à un monde en constante évolution », les « changements profonds » vécus par le secteur de l’audiovidéo depuis quelques années. Un discours d’affaires qui disait clairement que le secteur de la musique n’était plus exactement une priorité.
Deux métiers
Or, si le Bureau de la concurrence avalise la transaction annoncée mardi, c’est l’équipe de Renaud-Bray qui sera dorénavant aux commandes des 14 succursales d’Archambault — qui revendique le titre de « plus important disquaire et détaillant d’instruments de musique et de partitions » du Québec. Une situation qui inquiète plusieurs intervenants du milieu musical, dans la mesure où on connaît peu ou prou les intentions musicales de Blaise Renaud, président et héritier du groupe Renaud-Bray.
Pour le moment, Renaud-Bray indique qu’il entend garder l’identité et le nom des deux chaînes. « Ce sont deux métiers, disait M. Renaud mercredi. Archambault a sa propre stratégie, sa propre clientèle, ses propres spécialités. »
Dans son communiqué de presse, il situait l’acquisition comme une manière de « préserver la pérennité de l’entreprise », mais « aussi de pouvoir assurer une plus grande vitalité à notre secteur d’activité et, par le fait même, à l’ensemble de la chaîne du livre ». Pas un mot précis sur les disques. Et plus loin : « Renaud-Bray et Archambault ont l’obligation de s’adapter et de se renouveler pour faire face à l’avenir. »
Invitée à préciser ses intentions à moyen terme par rapport au marché de la musique, la direction de Renaud-Bray répétait ce même message jeudi, soulignant aussi que, tant que le Bureau de la concurrence n’a pas étudié le dossier, c’est Québecor qui gère les actifs de Groupe Archambault. En résumé : rien ne bouge, rien ne change. Et on verra plus tard.
Des craintes
« C’est une transaction qui marque la fin d’une époque », estime un imprésario en parlant de l’ère où les marchands de disques avaient une certaine importance dans l’économie culturelle. « Renaud-Bray a aboli le métier de disquaire : de là à dire que la musique n’est pas très importante aux yeux des hautes instances de la chaîne, il n’y a qu’un pas à faire. »
À l’ADISQ, la directrice générale, Solange Drouin, dit espérer que « Blaise Renaud va importer la tradition musicale d’Archambault vers Renaud-Bray, et non le contraire. S’il généralise le traitement de la musique qui a été appliqué dans les Renaud-Bray, ce ne sera pas une bonne nouvelle ».
Directeur disque chez Spectra, François Bissoondoyal s’est posé plusieurs questions cette semaine en entendant parler du rachat. « Nous avons hâte de connaître les intentions de Blaise Renaud parce qu’il sera à la tête d’un joueur extrêmement important pour le milieu du disque, dit-il. C’est difficile de se prononcer actuellement sur ce qui pourrait arriver, on ne sait ce qu’il veut faire et on n’entend pas d’engagement clair envers la musique depuis mardi. Mais disons que, pour nous, la notion de disquaire est importante, et on souhaite que les points de vente demeurent. »
Cela car ilse vend encore trois fois plus d’albums en format physique qu’en numérique au Québec. Selon les chiffres de l’Observatoire de la culture et des communications du Québec (bilan 2014), 5,7 millions de CD ou de vinyles ont été vendus l’an dernier à travers la province, contre 1,9 million d’albums achetés en ligne (un recul de 3,7 % par rapport à l’année précédente, le premier jamais enregistré pour cette catégorie).
Décroissance
Pour donner une idée de la décroissance générale du secteur, il suffit de rappeler que 13 millions de CD ont été vendus au Québec en 2004. Une décennie plus tard, les ventes ont fondu de moitié. Et le même phénomène se mesure partout ailleurs (au Canada, les ventes de CD sont passées de 36,6 millions en 2004 à 11,2 millions en 2014).
C’est un euphémisme de dire que l’industrie musicale n’est plus la vache à lait qu’elle fut dans les années 80 et 90 — l’arrivée du CD et de MTV avait alors révolutionné la façon de promouvoir et de consommer la musique. On se souvient de Michael Jackson, du gant blanc, du moonwalk… Tout le monde renouvelait sa discothèque, on produisait des vidéoclips avec des budgets de film, l’argent coulait à flots. Prise dans une certaine euphorie, l’industrie n’a pas vu venir la révolution Internet, et elle en paie encore le prix aujourd’hui.
L’importante chute des ventes de disques « concrets » a entraîné la fermeture de plusieurs magasins et de profonds réaménagements chez ceux qui sont demeurés — Archambault y compris. En 2009, le directeur des achats pour la chaîne expliquait au Devoir que l’enseigne avait été « obligée de dynamiser [son] offre » en réaction aux baisses constantes des ventes. « Dynamiser » voulait alors dire diminuer l’espace-disque et les inventaires pour plutôt vendre des livres, des DVD, des revues, quelques babioles aussi.
Maillon
Aujourd’hui, la décision de Québecor de se départir du maillon vente au détail de sa chaîne de production-diffusion musicale « indique bien à quel point cette partie de l’industrie est en décroissance », estime Claude Martin, professeur retraité de l’Université de Montréal et spécialiste de l’économie des industries culturelles.
« Québecor avait intégré Archambault à sa structure complète multiplateforme, qui allait des émissions de télé — qui sont de très grandes vendeuses d’albums — à l’enregistrement de disques [Musicor], la distribution [Sélect], la vente… En cédant Archambault, elle désarticule le morceau au bout de la chaîne. Elle détruit en quelque sorte la synergie qu’elle avait patiemment construite. C’est une indication du manque d’avenir de cette branche. Et la question que je me pose, c’est si Blaise Renaud acceptera de soutenir un secteur moins rentable alors que lui ne profite pas des intérêts de la synergie. Québecor avait une chaîne cohérente, alors que Renaud-Bray ne va disposer que du bout de celle-ci, et pas le bout le plus payant. »
M. Martin observe que « la captation de l’argent pour la culture et le divertissement passe désormais beaucoup plus par les réseaux — comme l’abonnement Internet [Vidéotron] — que par les objets ».
Enseignes fortes
Mais cela ne veut pas dire qu’un disquaire comme Archambault n’a plus sa raison d’être, fait valoir un membre de la direction du groupe, qui soutient que les 14 magasins de la chaîne sont rentables. « Ce n’est pas une transaction de “re-branding” ou de fermeture de succursales », souligne-t-il.
Dans ce contexte, il ne croit pas que « Blaise Renaud va revirer ça de bord, car ce serait une grosse erreur. Archambault et Renaud-Bray ne sont pas la même chose, même si une partie de l’offre se ressemble. M. Renaud gagne à avoir deux enseignes fortes qui ont des personnalités distinctes ».
Dans le milieu, ils sont plusieurs à l’espérer pour le bien des mélomanes qui veulent un accès « concret » à la musique, que ce soit par les disques ou les instruments. Reste à voir si la dynamique d’une économie musicale largement dématérialisée convaincra les nouveaux patrons d’Archambault de maintenir le cap. Ou si « l’obligation de s’adapter et de se renouveler pour faire face à l’avenir » signalera, là aussi, la fin des haricots pour les disquaires.