«L’Aiglon»: une réhabilitation justifiée

«Vous avez le chapeau, mais pas la tête. » Cette réplique adressée à Napoléon II, dit l’Aiglon, en dit long sur ce qui s’abat sur le fils de Napoléon Ier dans cet opéra composé en 1936-1937 à partir de la pièce d’Edmond Rostand (1900). Reclus à Schönbrunn, à la cour d’Autriche, ce fils ne marchera jamais sur les traces de son père. La douleur de sa lucidité donne froid dans le dos lorsqu’à l’approche de la mort il dit : « J’étais plus grand dans ce berceau que dans mon lit ! »
La réhabilitation de L’Aiglon de Jacques Ibert et Arthur Honegger restera — au même titre que tous ses opéras en concert (Tannhäuser, L’or du Rhin, Saint François d’Assise) — l’un des faits majeurs du mandat de Kent Nagano à Montréal. Cette reprise par l’OSM fait suite à un léger regain d’intérêt pour l’oeuvre entièrement attribuable à Renée Auphan, alors directrice de l’Opéra de Marseille, qui avait programmé L’Aiglon en 2004. Renée Auphan a remonté cette production en 2013 à Lausanne et à Tour.
Intarissable source
Si l’OSM cherche des idées, même par personnes interposées, la source Auphan est quasiment intarissable puisque cette grande directrice artistique a pareillement ressuscité Sampiero corso d’Henri Tomasi, La chartreuse de Parme de Sauguet et L’héritière puis Colombe de Jean-Michel Damase. Pour la petite histoire, Colombe associait Anne-Catherine Gillet, l’Aiglon montréalais de 2015, et notre excellent baryton Phillip Addis.
L’Aiglon est une partition à quatre mains. Sur la paternité de ce qui est d’Ibert ou d’Honegger, il est inutile de chercher à jouer aux détectives et, assurément, on ne peut pas attribuer tel ou tel acte à l’un ou l’autre. Le cinquième renferme une utilisation de chants liturgiques dans un mode que l’on retrouvera dans Une cantate de Noël, ultime oeuvre d’Honegger. Peut-être a-t-il emprunté la forme à Ibert… L’acte de Wagram (IV) sonne beaucoup comme d’Honegger, en tout cas. Là aussi le choeur des soldats préfigure le De Profundis de la Cantate de Noël.
De la gueule
L’Aiglon ne méritait pas l’oubli. L’acte V (mort de l’Aiglon) est très émouvant, les élans patriotiques du début du IVe ont vraiment de la gueule, sans parler de la confrontation Metternich-Aiglon du IIe. Kent Nagano, avec un sens très juste des couleurs et des balances, est très en contrôle d’une action qui multiplie les saynètes, au risque, hélas, de multiplier les personnages dramatiquement inconsistants. La mise en images avec projections est sobre et juste.
Dans l’ensemble, l’atmosphère rappelle celle des films français des années 30, lorsque leur musique était composée par Auric, Honegger et d’autres. On y trouve un orchestre soutenant une déclamation tout à fait particulière, un art perdu du « dit » en langue française. L’enregistrement de Pierre Dervaux de 1956 est une leçon de diction, avec au sommet Xavier Depraz (Flambeau) et Roger Bourdin (Metternich). Par contre, la voix très pointue de Géori Boué (du genre Yvonne Printemps à l’opéra) et quelques approximations orchestrales, notamment au début de l’acte IV, font que l’enregistrement Decca-OSM, qu’on nous a annoncé au micro avant le spectacle, surpassera aisément cette vieille référence, d’autant plus que Nagano rétablit dans son intégralité le 3e acte, coupé par Dervaux.
Il était important de réunir une distribution francophone. Celle-ci est convaincante. Anne-Catherine Gillet s’investit dans son rôle d’Aiglon comme une forcenée. La voix, ronde mais comme fragile, rend crédible un personnage de post-adolescent loser. L’ultime duo des chansons enfantines avec Marianne Fiset est poignant. Dans le rapport entre la netteté des mots et l’aplomb vocal, Étienne Dupuis et Julie Boulianne dominent nettement le plateau. Philippe Sly peut se hisser à leur niveau jeudi et samedi. Marc Barard est un soudard Flambeau noble et digne, mais le Québécois Jean-François Lapointe aurait fait aussi bien avec une élocution se rapprochant davantage du modèle établi par Xavier Depraz.