Abdel Rahman El Bacha et le triptyque de la vie

Abdel Rahman El Bacha cherche « la fidélité la plus scrupuleuse » par rapport « aux intentions visibles » du compositeur.
Photo: Alix Laveau Abdel Rahman El Bacha cherche « la fidélité la plus scrupuleuse » par rapport « aux intentions visibles » du compositeur.

Programmer les Sonates opus 109, 110 et 111 de Beethoven, c’est, pour un pianiste, comme gravir l’Everest. Pour son premier récital classique à Montréal, le Franco-Libanais Abdel Rahman El Bacha s’y frottera mercredi à la salle Bourgie.

Se mesurer aux sonates de Beethoven n’est pas un défi inhabituel pour Abdel Rahman El Bacha, puisque le pianiste d’origine libanaise âgé de 57 ans, élève, comme Alain Lefèvre, de Pierre Sancan au Conservatoire de Paris, a déjà à son actif deux intégrales discographiques !

La première, pour l’étiquette Forlane, a été entamée en 1987 et achevée en 1993. L’autre, récemment parue chez Mirare, a été réalisée en six mois, en 2012, dans un même lieu, la Ferme de Villefavard en France, et sur un même piano, un Bechstein. Pour la petite histoire, Aldo Ciccolini au crépuscule de sa vie, pour ses enregistrements Mozart (La Dolce Volta), avait aussi choisi un Bechstein.

Beethoven sans fard

 

En entretien au Devoir, Abdel Rahman El Bacha, aujourd’hui professeur à la Chapelle musicale Reine-Élisabeth à Bruxelles, dit se reconnaître dans les deux enregistrements : « Je ne renie rien. À partir du moment où l’on accepte d’enregistrer, on accepte de laisser une image définitive de ce qu’on a été à une époque. »

Sur le plan musical, il pense que la nouvelle intégrale Mirare marque « un progrès dans l’aboutissement et la réalisation d’une pensée qui n’a pas forcément changé » et avoue n’avoir jamais été déçu, à l’époque, lors de la publication de chacun des volumes édités par Forlane. « C’était ce que je voulais faire à ce moment-là. Il me semble aujourd’hui qu’avec le choix du Bechstein, un piano qui me convient particulièrement pour ses capacités de chant et de legato, mes interprétations ont une autre couleur. »

Ce qui frappe, en général, lorsqu’on écoute Abdel Rahman El Bacha, c’est de recevoir une sorte de matière brute, un message musical sans fard. « Vous touchez juste : il n’y a pas de maquillage. Je recherche la plus grande simplicité et la plus grande vérité ; celle qui me permet de ressentir les oeuvres. »

Abdel Rahman El Bacha fuit ainsi « toute démonstration » et cherche « la fidélité la plus scrupuleuse » par rapport « aux intentions visibles » du compositeur. « Il y a évidemment des intentions cachées, qui sont sujettes à interprétation, mais, en ce qui concerne les partitions, elles ont été annotées avec le plus grand soin par Beethoven. »

L’enjeu de l’interprète devient alors de « donnervie » à la partition : « L’indication ne doit pas brider l’imagination, la fluidité et la logique. »

Une dramaturgie

 

Aborder en bloc les trois dernières sonates de Beethoven (nos 30, 31 et 32 ou Opus 109, 110 et 111) présente pour Abdel Rahman El Bacha un double intérêt. D’abord, « il est plus facile de présenter ensemble des sonates qui appartiennent à une même époque, surtout celle de la fin ». Mais, de même que Nikolaus Harnoncourt imagine les trois dernières symphonies de Mozart comme une sorte d’oratorio symphonique, Abdel Rahman El Bacha nous surprend en déployant une vision originale des Opus 109, 110 et 111, qu’il voit comme « trois mouvements d’un grand triptyque ».

« Si les opus s’enchaînent, ce n’est pas unhasard. Si je regarde bien les Opus 110 et 111, il me semble qu’ils racontentla vie sur terre, suivie par la maladie, la mort, la résurrection, le jugement et le paradis. »

Abdel Rahman El Bacha assume cette vision mystique à caractère sacré : « Il ne faut pas oublier que Beethoven était plongé à cette époque dans la Missa solemnis. Ces sonates sont marquées par cette atmosphère. Le premier mouvement de la Sonate opus 110 est une sorte de printemps de la vie, le scherzo est le divertissement, l’adagio est le signe d’une maladie, avec l’indication dolente, suivie de la prière, dans la 1re fugue. Dans le 2e adagio, la maladie progresse et finit par un silence avant l’accord majeur de sol qui se répète 11 fois. Il y a là la lumière d’une nouvelle vie. Le retour de la fugue est une résurrection. Je pense vraiment que le début de l’Opus 111 est le Jugement dernier, l’arietta, félicité dernière, finit dans les bras de Dieu. »

Pour le pianiste, les Sonates nos 31 et 32« ne peuvent être jouées qu’ensemble », la 30e Sonate en étant en quelque sorte le prélude, « le début d’une nouvelle ère ».

Il arrive à Abdel Rahman El Bacha de jouer les sonates en concert sous forme d’intégrale. Il se garde bien d’en faire un exercice : « Je les présente en une semaine à raison de deux heures par soirée. Ce n’est pas un marathon. Cela demande simplement une concentration face à une oeuvre magistrale qui a un sens. Le sens chronologique des Sonates de Beethoven permet à l’auditeur de suivre une ligne de vie, une ligne d’expression et de styles. »

À raison de cinq soirées de trois heures, Abdel Rahman El Bacha a aussi donné cinq fois l’intégrale des oeuvres de Chopin : « Là aussi, ce n’est pas une « performance ». Il faut le voir comme une biographie musicale permettant au public d’avoir un nouveau regard sur l’oeuvre de Chopin en rapport avec sa vie. »

Peut-être un jour à Montréal…

https://www.youtube.com/watch?v=ru52hhhAIWk

Abdel Rahman El Bacha

En concert : à la salle Bourgie, le 18 février, à 19 h 30. Sonates nos 28, 30, 31 et 32 de Beethoven. Billets : 514 285-2000, option 4. Au CD : les 32 sonates de Beethoven. Mirare 10 CD MIR 187.