Nirvana, les enfants du chaos

Il fallait voir Kurt Cobain à l'Auditorium de Verdun mardi soir. Le chanteur-guitariste de Nirvana était si absent qu'il en faisait pitié. Alors que les autres gars du groupe de Seattle se démenaient tant bien que mal de leur côté, lui demeurait prostré, plaquant ses accords avec une sorte de rage contenue, presque sans bouger, hurlant ses textes inintelligibles avec une voix de chainsaw qui perçait tout mais qui semblait ne sortir de nulle part. Les cheveux rabattus devant les yeux, Cobain semblait parfaitement insensible au délirant remue-ménage de la foule qui s'ébrouait devant lui, qu'elle danse frénétiquement le pogo ou qu'elle s'adonne à un «crowd-surfing» incessant. Impénétrable, introverti, comme en état de choc, Cobain n'était pas une rockstar. Il n'était pas une antirockstar non plus (comme les punks réactionnaires des années 70): il n'était tout simplement pas là. Parti sans laisser d'adresse. Perdu.

Remarquez bien, on le comprend. Il y a de quoi s'enfouir au plus profond de soi-même. En effet, les médias se sont jetés sur le phénomène grunge et ses deux groupes-phares, Nirvana et Pearl Jam, comme des prédateurs affamés sur des proies faciles. C'était l'occasion qu'ils attendaient depuis les années soixante: deux bandes à la fois semblables (dans le son grinçant des guitares) et différentes (dans l'attitude et l'approche mélodique), dont les chanteurs sont également fascinants, talentueux et dérangés, sortis d'une ville-Cendrillon qui rappelle forcément Liverpool. Vous me voyez venir. Le Newsweek du 25 octobre dernier l'écrit noir sur blanc: Pearl Jam, c'est les Beatles, et Nirvana, les Stones. Rien de moins.

Ailleurs, on a comparé le style d'écriture de Cobain à celui de Lennon. Imaginez comment le p'tit gars de Seattle se sent depuis 1990 (l'année de Nevermind, l'album de Nirvana qui a tout déclenché). Tout mélangé dans sa tête, Cobain s'est mis à vivre la vie-cliché que l'on attend des vrais rockeurs. Entendez par là qu'il a sombré dans l'enfer de la drogue: héroïne, désintoxication, rechute, désintox, re-rechute. Vous voyez le topo. Avec sa copine Courtney Love, il est bien parti pour nous refaire le coup de Sid & Nancy (Sid Vicious, le bassiste des Sex Pistols, était un as de l'auto-destruction en couple: on en a tiré un film).

On constatait mardi soir à quel point tout est confus pour Cobain et Nirvana. Rarement n'a-t-on vu un tel écart entre le fond et la forme, entre les moyens mis en place et le groupe qui les utilise. Il y avait là l'équipement des plus grosses machines de rock'n'roll: des décors élaborés (de gigantesques arbres fantômatiques, des coquelicots partout et deux reproductions énormes de l'ange qui orne la pochette d'In Utero, le dernier album de Nirvana), des éclairages extrêmement sophistiqués (vari-lights, projections en fond de scène, effets psychédéliques). Rien à voir avec la scène dénudée de Pearl Jam au même endroit en août dernier. Au milieu de toute cette quincaillerie, Nirvana avait l'air d'un pauvre petit groupe extirpé de force d'une boîte minuscule: les gugusses (le trio de base augmenté de deux musiciens d'appoint, dont une violoncelliste) étaient à peine capable d'accorder leurs guitares, et ils piochaient avec une application de débutants sur des accords de base et des rythmes approximatifs. On se serait cru revenu en 1963, au temps des Kingsmen, célèbres pour Louie, Louie, leur hymne rock'n'roll à trois accords qui a donné naissance au garage-rock, grunge avant la lettre. Les Kingsmen provenaient de Seattle.

C'était élémentaire, quasi amateur, et pourtant, c'était carrément brillant, deux chansons sur trois. Derrière les déluges de guitares rongeuses qui vous grignotaient les oreilles, il y avait les refrains les plus pop entendus depuis Cheap Trick et les Monkees. Plus accrocheur, tu pars à la pêche au gros. Même si Cobain ne le supporte pas et qu'il noie ses mélodies dans le bruit, c'était quand même clair: le succès des Lithium, Heart-Shaped Box, In Bloom, Come As You Are et autres Smells Like Teen Spirit ne tient pas au caractère grunge des arrangements, mais au fait qu'on ne peut plus s'enlever les refrains du ciboulot après les avoir entendues. Tout l'espoir est là: si Cobain sort vivant de l'aventure, le meilleur est à venir. Si on arrête de le prendre pour Lennon réincarné, il a toutes les chances de devenir quelqu'un.

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