Groupe CH-Spectra - De nouvelles règles pour la scène musicale?

Le Groupe CH et sa filiale spectacle Evenko ont uni leurs forces cette semaine avec celles de l’Équipe Spectra. Cette entente, dont le montant n’a pas été dévoilé, fait de la nouvelle entité un joueur majeur dans le monde du spectacle d’ici. Si certains se surprennent qu’une telle consolidation n’ait pas eu lieu plus tôt, plusieurs petits joueurs de la métropole voient d’un très mauvais oeil ce récent pacte.
Mardi, Alain Simard et Geoff Molson étaient tout sourire à l’annonce de l’union de leur entreprise respective, Spectra et le Groupe CH. Après deux ans de discussions, leur mariage de raison aura donné naissance à un joueur très imposant dans le monde québécois du spectacle, certains évoquant même un quasi-monopole. Ce qui n’est pas tout à fait vrai, le marché étant encore partagé avec d’autres entrepreneurs et producteurs de disques et de spectacles.
Dans la région de Montréal, il y a en effet certains acteurs importants encore indépendants, comme le Club Soda ou la compagnie Larivée Cabot Champagne, qui est propriétaire de trois salles (La Tulipe, Le National et Le Gymnase) en plus de gérer L’Étoile au Dix30 de Brossard. Sans oublier plusieurs dizaines de petites salles bouillonnantes, mais souvent pauvres, qui s’évertuent à attirer sur leur scène les artistes prometteurs d’ici et d’ailleurs.
N’empêche que, désormais, Evenko — la branche spectacle du Groupe CH — et Spectra possèdent le Centre Bell, le Métropolis, L’Astral, la future Place Bell (une salle de 10 000 places à Laval), et gèrent le Corona. Côté festival, Heavy Montreal, Osheaga, les FrancoFolies de Montréal, le Festival international de jazz et Montréal en lumière existeront sous le même chapeau — quoique les festivals de Spectra conservent leur nature d’organismes à but non lucratif. Ce qui ratisse tout de même extrêmement large.
Perte de levier
Quelques jours après l’achat, le milieu musical reste extrêmement prudent. Le Festival d’été de Québec s’est abstenu de tout commentaire, tout comme l’ADISQ, qui veut d’abord consulter ses membres. Son président est par ailleurs Claude Larivée, cofondateur de la compagnie Larivée Cabot Champagne, qui n’a pas non plus voulu prendre la parole. Le Club Soda a pour sa part dit au Devoir qu’en raison de l’absence de son président, la salle ne fera aucun commentaire.
Ce qui émane des discussions, c’est que beaucoup de petits ou de moyens joueurs — artistes et entreprises — ont l’impression de ne plus avoir de levier pour négocier les cachets et les conditions de travail. « C’est une catastrophe pour le milieu de la musique montréalais, raconte une travailleuse culturelle qui préfère garder l’anonymat. On ne pourra plus dire quoi que ce soit ; on ne peut pas se mettre ce monde-là à dos. Avant, ce n’était pas nécessairement facile, mais on pouvait aller discuter avec Osheaga, puis demander plus aux FrancoFolies et revenir voir Osheaga pour qu’il accote le prix, par exemple. Là, ils vont dire : « C’est à prendre ou à laisser », parce qu’il n’y en a pas d’autres, gros festivals. Sinon, bye-bye. Je ne veux pas les démoniser, ce sont d’abord des amateurs de musique, mais ce sont aussi des gens qui savent compter. »
Cette inquiétude est partagée par Dan Seligman, du festival Pop Montréal. S’il donne la chance au coureur, il anticipe que la donne sera plus difficile pour les petits producteurs. « Tous les artistes et les agents américains vont nécessairement travailler avec eux, explique le Montréalais, qui s’occupe aussi de la carrière du musicien Socalled. Un producteur comme Blue Skies Turn Black, ça peut lui faire mal, il n’a pas autant d’argent, il n’a pas autant de puissance de négociation. »
Couper la racine
En juillet, une cinquantaine de petites salles montréalaises ont créé une association, le Réseau des salles alternatives du Québec (RSAQ), pour que ces diffuseurs puissent parler d’une seule voix, et surtout se faire entendre auprès des gouvernements, dont ils se plaignent de ne recevoir aucune aide financière. Le RSAQ regroupe quelques joueurs clés de la scène du champ gauche, comme le Cabaret du Mile End, le Divan Orange, L’Escogriffe, l’Il Motore et la Sala Rossa.
Avec l’achat de Spectra par le Groupe CH, le directeur général du RSAQ, Simon Gauthier, s’inquiète surtout pour la vitalité de la scène émergente. Il anticipe une réaction en chaîne. « Avec leurs moyens, on ne pourra plus être compétitifs pour les cachets des bons groupes, ou ça va arriver de moins en moins. Dans l’écosystème de la culture, les petits lieux agissent comme incubateurs d’artistes. Ce qui permet aux salles d’avoir les moyens d’agir en tant qu’incubateurs, c’est de pouvoir faire un peu de profit en recevant des artistes un peu plus connus ; cela peut compenser les pertes faites avec les moins connus. Là, si tout cet argent-là va auprès des grands, quel sera l’avenir des petits, comment vont-ils pouvoir continuer à investir pour qu’il y ait une effervescence, un cycle des artistes, et du public aussi, qui les découvre ? »
Dan Seligman est d’accord avec le RSAQ. « C’est bien d’avoir les grosses compagnies qui font de la promotion, comme c’est bien d’avoir la place des Festivals pour monsieur et madame Tout-le-Monde. Mais on doit soutenir la musique qui se fait dans Rosemont, dans le Plateau, dans le Mile End, et soutenir les vedettes en devenir, celles qui vont devenir les Patrick Watson, les Arcade Fire ou les Malajube. C’est important de se souvenir comment Montréal s’est construit une réputation de capitale musicale. »
En retard sur le monde
Martin Lussier est professeur au Département de communication sociale et publique de l’UQAM, et la musique, il la connaît bien. En plus d’avoir écrit plusieurs textes sur le milieu alternatif de la musique, il a aussi été membre du groupe rock Les Marmottes aplaties, que quelques trentenaires portent encore dans leur coeur. Lussier reste prudent sur l’impact de la transaction de mardi sur les acteurs indépendants montréalais. « Bien franchement, Spectra et Evenko ne faisaient déjà pas grand-chose pour la relève. Ils n’étaient pas là de toute façon. Ils vont l’être encore moins parce que, comme grosse machine, ils vont discuter avec d’autres grosses machines. »
Le professeur Lussier est surtout surpris que cette transaction se fasse aussi tardivement au Québec, alors que des entreprises comme Live Nation étendent de plus en plus leurs tentacules. « On est devant une restructuration qui est logique, et qui arrive au Québec dix ans après partout à travers le monde. C’est quelque chose qui a pris beaucoup d’importance ailleurs ; l’industrie de la musique s’est complètement réorganisée autour du spectacle au cours des dix ou quinze dernières années. La crise du disque et la numérisation ont forcé les entreprises à se tourner vers le live comme moteur. »
L’exemple européen
En Europe, dit Lussier, c’est très souvent la même entreprise qui possède les petites et les grandes salles. De véritables monopoles, ce coup-ci. « Moi, je me demande surtout quelle relation le Groupe CH et Spectra vont avoir avec les gros joueurs, avec l’ADISQ par exemple. Ils sont déjà très centraux dans l’organisation de la musique à Montréal, mais politiquement, ils vont devenir plus importants, parce qu’ils vont avoir plus de capitaux, plus de contrôle sur ce qui joue ou pas à Montréal. Et ils sont beaucoup dans le Quartier des spectacles aussi, où il y a des frictions au sein du Partenariat. »
L’écosystème a donc changé et, tout en souhaitant que tous y gagnent au change, plusieurs indépendants inquiets se grattent tout de même la tête pour trouver des solutions de rechange. Une fusion des indépendants ? « Peut-être pas dans un sens légal, mais dans un sens de collaboration, d’amitié, dit Dan Seligman. On travaille avec Vue sur la relève, le RIDM, le Fringe… Ça va devenir important de créer des liens, ne serait-ce que pour faire du marketing, des choses comme ça. Mais ça va surtout nous forcer à travailler différemment. Ça va nous forcer à être plus créatifs. »