​Un géant sort de l’ombre

Si Christian Blackshaw avait disparu, c’est notamment parce que le décès de son épouse en 1990 a mis un frein à une carrière qui suivait son petit bonhomme de chemin.
Photo: Herbie Knott Si Christian Blackshaw avait disparu, c’est notamment parce que le décès de son épouse en 1990 a mis un frein à une carrière qui suivait son petit bonhomme de chemin.
L'un des plus grands pianistes de notre temps est-il un illustre inconnu ? C’est ce que Le Devoir n’hésite pas à affirmer à l’écoute du premier volume de l’intégrale des sonates de Mozart par le Britannique Christian Blackshaw, qui paraît sur étiquette Wigmore Hall.

Un pianiste de 64 ans « révélation de l’année » ? Cela peut paraître étrange, mais c’est ainsi. La première fois que j’ai entendu parler de Christian Blackshaw, ce fut par un musicien qui avait croisé son chemin et collaboré avec lui. Cet artiste, plutôt enclin à la mélancolie et hanté par l’idée de la mort, semblait transcendé : « J’ai rencontré un homme et un musicien qui prouve qu’après tout, la vie vaut d’être vécue. » La phrase résonne et tourne encore dans ma tête. Christian Blackshaw était entré dans sa vie.

Le lendemain, par un total hasard, venu de l’autre côté du globe, et d’un autre acteur de la vie musicale, m’arrivait un cadeau sonore : un mouvement, l’adagio de la Sonate K. 280 de Mozart, comme on ne l’avait jamais entendu, comme personne ne l’avait jamais creusé, ni vocalisé. Christian Blackshaw était entré dans ma vie.

Coup du sort

Christian Blackshaw est né à Cheshire le 18 janvier 1949. Il a étudié à la Royal Academy of Music de Londres avec Gordon Green, puis au Conservatoire de Saint-Pétersbourg, et eut pour mentor, ensuite, Clifford Curzon. Voilà les quelques informations que l’on glane sur lui dans une notule de six lignes sur Wikipédia, disponibles en anglais uniquement.
Reconnaissons à quelques médias anglais, notamment le Financial Times en 2009, le mérite d’avoir débusqué la perle rare dans un bois du Suffolk dans lequel une minuscule cabane abrite son piano et de longues heures de travail.

Ceux qui, hors de Grande-Bretagne, se sont rendu compte de l’envergure de cet artiste se comptent sur les doigts d’une main. Parmi eux, Valery Gergiev, qui a fait revenir Blackshaw à Saint-Pétersbourg, la direction du Philharmonique de Berlin, qui lui a ouvert sa salle pour un retour sur scène en 2011, et le très perspicace Goh Yew Lin, président du conseil d’administration de l’Orchestre de Singapour, présent à Berlin ce soir-là.

Si Christian Blackshaw avait disparu, c’est notamment parce que le décès de son épouse en 1990 a mis un frein à une carrière qui suivait son petit bonhomme de chemin. Il avait alors trois filles à éduquer : « Je devais prendre soin de ma famille, mais je n’ai pas arrêté le piano. Certains chefs, certaines sociétés musicales m’ont été fidèles, mais je ne voyageais pas autour du monde et j’ai essayé de mener ma carrière personnellement », nous dit-il lorsque nous l’avons joint dans son « petit studio rigolo dans les bois ».

La conséquence était inéluctable : « Lorsque vous n’êtes pas visible, on tend à vous oublier et ce n’est pas mon genre de me placer dans un coin et de faire de grands signes en disant : “Coucou, je suis toujours là.” » 

Mais l’homme a repris la maîtrise de son destin — « je vis avec une femme merveilleuse depuis 12 ans. Nous nous aidons mutuellement ». Il a un agent et se sent « à nouveau sur les rails ». L’année 2009 fut déterminante pour cela : d’abord l’article du Financial Times — « un critique musical est venu m’interviewer ; j’étais tellement touché qu’il s’intéresse à moi » —, puis une société de concerts de Bristol qui lui demande de jouer Mozart, ce qui inspire la direction du mythique Whigmore Hall de Londres…

Le bon moment

La salle londonienne lui propose d’enregistrer ses concerts. Et le pianiste accepte. « C’est vrai que Deutsche Grammophon au début de ma carrière m’a demandé d’enregistrer un récital à Munich, proposition que j’ai refusée car je ne me sentais pas prêt. J’ai aussi été approché par EMI pour des enregistrements. » Là aussi, un refus, car Blackshaw ne se sentait pas en mesure « d’apporter quelque chose de neuf » au répertoire en question.

Ces refus n’étaient pas liés à « la peur de faire un enregistrement », mais à « l’espoir que cinq ou dix ans plus tard je pourrais le faire beaucoup mieux ». Alors, maintenant ? « Cela ne veut pas dire que je me sens absolument prêt à enregistrer les sonates de Mozart, mais à mon âge j’ai davantage confiance. J’ai entendu le montage — pas le disque, car c’est difficile de m’écouter —, mais je sais que c’est une vraie représentation de ce que j’ai fait. Si certaines des choses qui me tenaient à cœur n’avaient pas été là, j’aurais été triste et aurais eu l’impression d’échouer. Cela ne m’empêche pas d’avoir l’espoir d’aller encore plus au cœur de ces sonates avec “encore plus d’humanité” dans dix ans. Il ne peut y avoir de pensée finale sur une œuvre, parce que c’est votre vie qui transparaît dans votre interprétation. La rencontre avec un compositeur se fait à différentes périodes de votre vie. Qu’est-ce qu’un adagio ? Qu’est-ce qu’un allegro vivace ? Qu’est-ce qu’un forte ou un piano ? La réponse vous semble simple quand vous avez 16 ans, mais plus tard vous vous rendez compte que la palette est infinie. »

De Mozart à Schubert

Oui, Christian Blackshaw a encore peur de certaines œuvres. Par exemple la dernière sonate de Schubert. « J’ai passé deux ans à la travailler avant de la jouer en public. » Logées à la même enseigne, les Sonates opus 109 et 111 de Beethoven et sa Sonate Hammerklavier, qu’il ne jouera jamais.

Évidemment, la suite naturelle de l’intégrale Mozart, ce sont les grandes sonates de Schubert. Christian Blackshaw a les trois dernières dans sa besace. « Je les ai jouées individuellement, mais pas ensemble en concert. Si des gens veulent les entendre, je le ferai ; ce sera avec plaisir si je ressens que ce que je pense de ces œuvres pourrait passer… » Le grand défi serait de les enregistrer en public. Mais l’ajout d’un public « augmente la portée du message par le simple fait que c’est plus intéressant de s’adresser à un auditoire qu’à quatre personnes dans un studio d’enregistrement. Jouer pour une collectivité, c’est important ».

Risque-t-il de contingenter ses concerts si le succès finit par arriver ? « Je sais trop bien ce que c’est lorsqu’on a peu de travail. Je sais ce que c’est quand les gens sont polis avec vous mais ne passent pas à l’action de vous engager. Donc je ne pense pas me limiter. » Cela dit, il craint que, « en voyageant constamment d’une place à une autre, on ne soit pas capable de donner toujours son meilleur ». Pour lui, « jouer moins est un stimulus pour donner plus et travailler beaucoup plus dur. D’ailleurs, au lieu de m’exercer six heures par jour, je travaille maintenant dix heures par jour, car j’ai mes propres attentes par rapport à ce que je fais ».

Blackshaw, qui admire Artur Schnabel, Edwin Fischer, Clifford Curzon, mais aussi Alfred Brendel, se reconnaît-il dans ce monde musical ? En fait-il partie ? « Les gens disent que le monde est devenu plus commercial. Je suppose que c’est le cas. Nous ne devrions pas déprimer : il y a une place pour de nombreux styles de jeu et tout un éventail de répertoires. Tant que la qualité reste, il faut espérer. Si la musique devient trop commerciale, nous devrions être inquiets, mais s’il y a de l’intégrité, nous avons plein de motifs d’espoir. »

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LE TIMIDE SE FAIT MÉDIUM

Christian Blackshaw pense que « c’est maintenant ou jamais » qu’il faut profiter du « luxe » d’un enregistrement commercial qui va pouvoir « toucher des personnes en dehors des frontières ». Le timide est donc prêt à aller dans l’arène. « Aujourd’hui, alors que les occasions se font plus nombreuses de donner des concerts, j’espère que les choses vont fleurir. J’espère que j’ai articulé et exprimé mon amour de ces œuvres d’une manière positive. »

À cet égard, Christian Blackshaw reconnaît sans trop d’ambages être un « cas psychologique particulier ». « Avec mon caractère, je ne pense pas être le genre de personne qui va aller sur une estrade pour dévoiler son âme en public face à plein d’inconnus. » Pourtant, il concède que « quelque chose à l’intérieur de [lui] dit qu[’il doit] le faire ». « C’est dur pour moi de comprendre pourquoi, mais j’en ai besoin. C’est très étrange comme comportement. »

Blackshaw est fasciné par « l’expérience partagée en commun, que ce soit devant une ou mille personnes ». « Lorsque je suis en concert, je dois me mettre dans un état d’esprit tel que je ne suis pratiquement pas là. Quand je mets mon costume de scène, je me sens devenir comme un médium, entre le compositeur et l’auditeur, pas une “vraie personne”, plutôt un continuum. » Il s’émerveille encore de ce rituel où « des gens viennent écouter quelqu’un qui interprète l’œuvre de quelqu’un qui est tellement plus grand, mais qui, pourtant, a besoin de lui ».

Une chose est sûre, « le concert n’est pas une copie carbone d’une répétition, c’est l’incarnation de vos idées. Gordon Green, qui m’a beaucoup influencé, disait : “Sois perfectionniste en répétant et réaliste en concert.” Le concert, c’est la mise en œuvre de ce que je ressens à l’intérieur, profondément. »

Son défi est tout aussi clair : « Un piano est un instrument à percussion où des marteaux frappent des cordes. Comment appuyer sur les notes pour faire en sorte que de ces percussions résulte un chant ? Le concert, c’est chercher l’aide de l’auditeur pour chanter davantage. »

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