Les deux visages de Manon

Manon, opéra phare de Massenet, met un point final à la 33e saison de l’Opéra de Montréal (OdeM), qui mise ici sur des valeurs sûres en recourant au cadre de sa production de 1999: les décors de Bernard Uzan et les costumes maison. L’ensemble servira de cadre à une mise en scène du Canadien Brian Deedrick, un professionnel aguerri, dont la dernière présence à l’OdeM remonte à Aïda en 2006. Deedrick a déjà mis en scène Manon à Calgary en 2009.
Le rôle de Manon sera incarné par la soprano québécoise Marianne Fiset, qui a connu la gloire dans ce rôle à l’Opéra de Paris en 2012. Fiset, doublure de Natalie Dessay, y a profité des ennuis vocaux et des annulations de cette dernière pour assurer la majorité des représentations et attirer l’attention des critiques français.
Succès immédiat
Jules Massenet (1842-1912) est le petit dernier d’une famille de douze enfants. Natif d’un village près de Saint-Étienne - ville dont l’Opéra effectue depuis 1989 un phénoménal travail de perpétuation et de redécouverte de son oeuvre -, il sera formé à Paris. Devenu un protégé d’Ambroise Thomas, Massenet écrit son premier ouvrage lyrique, La grand’tante, un opéra-comique en un acte, en 1867, à l’âge de 25 ans, après avoir obtenu le Prix de Rome.
Dans son parcours de compositeur, Manon se situe 17 ans plus tard (1884). Deux ouvrages majeurs séparent La grand’tante de Manon. Il s’agit du Roi de Lahore (1877), un opéra exotique à mi-chemin chronologique entre Les pêcheurs de perles de Bizet et Lakmé de Delibes, et d’Hérodiade (1881). Dans la vague du monumentalisme de l’époque, qui, comme Le roi de Lahore, cultive le spectaculaire, Hérodiade est avant tout une suite de sept tableaux musicaux.
C’est avec Manon que Massenet passera de la peinture musicale au vrai théâtre chanté. Tout d’abord parce que le sujet, le drame, ne mérite pas autre chose. Mais aussi parce que, sur le plan musical, Massenet use habilement de codes, repères et motifs récurrents qui campent une situation dramatique et amplifient l’action théâtrale.
Manon sera un triomphe populaire immédiat. Les critiques embrayeront par la suite… Mais le premier grand succès de Massenet parvient à conquérir les grandes scènes européennes en une année.
Une adaptation fidèle
À Amiens, à l’arrivée de la diligence, Lescaut attend sa cousine Manon, en route vers un couvent. Manon, d’une confondante beauté, se fait courtiser. Elle admire aussi des jeunes femmes alentours et préférerait leur liberté à la vie qui l’attend au couvent. Apparaît le jeune chevalier des Grieux. Le coup de foudre est si instantané que tous deux s’enfuient à Paris. Ils y vivent pauvrement.
Manon se fait courtiser depuis quelque temps par le riche Brétigny. Ambivalente, car attirée par le luxe, elle consent à ouvrir la porte à des hommes du comte des Grieux venus enlever le chevalier pour lui donner une leçon. À l’acte III, Manon mène grande vie entretenue par Brétigny et courtisée par d’autres riches mondains. Pendant ce temps, le chevalier des Grieux s’est fait abbé, mais il n’a pas encore prononcé ses voeux. En fait, le comte espère en secret que son fils rencontrera une jeune fille de bonne famille, mais c’est Manon qui apparaît et ils repartent ensemble pour un tour.
Les deux amoureux se retrouvent dans une maison de jeu où Grieux, qui joue le reste de sa fortune pour faire vivre Manon au « niveau » qu’elle escompte, est arrêté pour tricherie. Grieux, libéré grâce à son père, tente de sauver Manon, condamnée à l’exil. Au moment où il la retrouve, dans un bateau au Havre, elle meurt dans ses bras.
Puccini vs Massenet
Massenet et ses librettistes choisissent de coller au plus près de l’histoire écrite en 1731 par l’abbé Prévost. Neuf ans plus tard, Puccini composera Manon Lescaut. Outre le fait que chez Puccini Manon se retrouve dans un désert, la Manon de Massenet est plus « vraie », car elle préserve l’équilibre entre « l’éducation sentimentale » imposée à Grieux et la description du parcours, des ambivalences et dualités de Manon.
Puccini, lui-même inspiré par l’oeuvre de Massenet, a comparé les deux approches en disant que Massenet traitait le sujet « avec de la poudre et des menuets » alors que lui-même le chargeait d’une « passion désespérée ».
À Montréal, dans le rôle du chevalier des Grieux, nous ferons connaissance avec le ténor portugais Bruno Ribeiro. Le reste de la distribution puise dans le vivier local. Le baryton Gordon Bintner, en Lescaut, tiendra son premier rôle à l’OdeM après son succès au concours OSM-Standard Life en 2011. Alain Coulombe sera le comte des Grieux et Alexandre Sylvestre incarnera Brétigny. À la tête de l’Orchestre métropolitain, Fabien Gabel, directeur musical de l’Orchestre symphonique de Québec, dirigera pour la première fois à l’OdeM.
***
Manon, la crème en CD et en DVD
Pour qui veut se préparer au spectacle, signalons qu’en disque la grande version avec Ileana Cotrubas, Alfredo Kraus, Gino Quilico et José van Dam se retrouve désormais avec 14 autres opéras à peu de frais (moins de 3 $ le CD !) dans un coffret sans concurrence ni équivalent Michel Plasson et l’opéra français (EMI 38 CD 50999 636363 2).
En DVD, le spectacle du Liceu de Barcelone en juin 2007 est vraiment recommandable, avec Natalie Dessay en Manon, Rolando Villazon (avant la catastrophe vocale) en Grieux, Manuel Lanza en Lescaut et Samuel Ramey en comte des Grieux (Virgin 50999 5050689). Manon est très bien servie par la vidéo, qui a préservé les incarnations de Renée Fleming à l’Opéra de Paris et d’Anna Netrebko à l’Opéra national de Berlin, sous la direction de Daniel Barenboïm. Ce dernier spectacle, une intéressante transposition dans les années 50 avec une Manon-Marilyn, existe aussi en Blu-ray.