Pendant un court moment, on se désole comme s’il pleuvait aussi en dedans. En ce mardi soir, Maisonneuve a des rangées vides au fond du parterre, personne au deuxième balcon : on lui aurait tellement voulu ça plein pour les retrouvailles des Francos, après 17 ans d’absence des scènes montréalaises. Et puis les lumières s’éteignent et on oublie aussitôt : les gens sont heureux de le retrouver et lui font un accueil de Wilfrid à ras bords.
Il commence par le commencement, c’est-à-dire avec du Dylan, Dans le souffle du vent et Monsieur l’homme-orchestre, avec des petits bouts en anglais, surtout dans les refrains, pour marquer l’origine, fort habilement. Je trouve que c’est bien : son Aufray chante Dylan est le premier disque de lui qu’on a eu ici, en 1965, tout le monde l’a chéri, de Rivard à Séguin, c’était un disque-clé pour se rendre à Dylan quand on était francophone dans les années 1960. Les versions sont heureuses, pétries d’Americana : Aufray est venu avec ses musiciens, pas tout seul comme en 2008 aux fêtes du 400e à Québec pour participer à une télé. Là, c’est son spectacle, ses gars, son Amérique à lui. Il en est ravi, le dit, et célèbre sa bonne fortune avec des adaptations relevées de Hank Williams (Jambalaya sur le bayou) et de Chuck Berry (You Never Can Tell/Prends la vie comme telle).
L’occasion est rare, on le sait, il le sait, il en profite. C’est le moment ou jamais pour raconter son histoire à sa manière. Ainsi apprend-on qu’à son retour des É.-U., où il était allé avec Maurice Chevalier en 1961, il a rapporté des folksongs pour lui-même, mais son éditeur les a distribuées aux grandes vedettes du moment, et c’est à Richard Anthony qu’a échoué J’entends siffler le train et c’est lui qui a eu le succès. La relecture Aufray est une véritable réappropriation : on a l’impression que c’est lui qui l’a toujours chantée.
Hugues Aufray reprend aussi la chanson qu’il avait été l’un des premiers à dûment apprécier en 1959 : Le Poinçonneur des Lilas, de Gainsbourg. Avec ses gars, il la donne moitié western au galop, moitié James Bond Theme : étrange sur papier, efficace sur place. Les musiciens se retirent alors, le troubadour reste seul, le temps d’un riche tour de son propre jardin : ses chansons à lui. C’est d’abord Le petit âne gris, puis Des jonquilles aux derniers lilas, puis Le rossignol anglais, puis Dès que le printemps revient : va doucement, est-on tenté de lui dire, c’est tout bon ! Trop en forme, le gars, trop en voix ! La voix, ai-je parlé de la voix ? C’est dans cette portion du spectacle qu’elle est la plus belle. Pas seulement à la hauteur d’un chanteur de 82 ans : belle comme au premier jour.
Adieu monsieur le professeur fait l’effet que vous imaginez : on pleure à grandeur de Maisonneuve. Et on chante le refrain en pleurant. Chacun a son vieux prof bien-aimé en tête. Cette chanson, c’est comme Les Choristes, ça nous rassemble dans une émotion fondatrice. On est encore tout émus qu’Aufray y va d’une autre rectification d’injustice : il a sur le cœur que son album de chansons de Félix Leclerc, paru en 2005, n’ait jamais été distribué chez nous. Enfin, le public québécois découvre ses admirables moutures de Notre sentier et Le p’tit bonheur. Ça le rend heureux, visiblement, et il nous le rend bien : c’est l’heure des immortelles de son répertoire, la plus tendre version de Céline imaginable, puis Les crayons de couleur (dédiée à Martin Luther King, qui l’entendit en 1966, rappelle-t-il), puis Hasta Luego, puis Stewball, puis Santiano. C’est à ce moment-là que je pars, à la je-ne-sais-plus-combientième ovation, ce texte ne peut plus attendre. Je me console, la fin sera pour une autre fois : Hugues a dit qu’il reviendra. Je dis Hughes : c’est à cause de l’impression d’avoir renoué avec un vieil ami. Pour de bon.
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