La culture dans le boudoir

Le phénomène n’est pas nouveau, mais il semble tout près de faire boule de neige. Les artistes trimballent leur art jusque dans les résidences et les appartements. Dernier cas de figure : Show de salon, nouveau réseau social voué à la circulation des concerts intimes à la maison. Discussion sur les tenants et aboutissants d’une tendance qui se généralise.
Karen Young en trio pour jazzer une soirée entre amis ? Éric Goulet (Possession simple, Les Chiens, Monsieur Mono) qui remonte le cours de son histoire musicale pour souffler les 35 chandelles de votre chum ? C’est possible. Il suffit de s’inscrire à Show de salon et de nouer une discussion en ligne avec l’artiste de son choix pour définir les paramètres du concert amical.
« Toutes les règles du jeu sont entre les mains des participants, artistes et hôtes de salon », résume en entrevue la conceptrice du projet et auteure-compositrice-interprète Brigitte Saint-Aubin. La conversation archivée permet de négocier les conditions d’accueil et tient lieu de contrat.
Une soixantaine de groupes, musiciens et auteurs-compositeurs-interprètes font déjà partie de l’aventure. Et à ce jour, quelque 80 salons ont servi de décor, depuis la mise en ligne du réseau en version bêta, à l’automne, avec une poignée d’artistes seulement. Le voilà officiellement et publiquement lancé conjointement par l’étiquette de Brigitte Saint-Aubin, L.-A. be (Let Artist be) et le développeur Iconoclaste. Preuve que la formule séduit.
« Avec la vente de billets de spectacles francophones qui diminuent et le manque de diffusion de la musique francophone dans les grandes stations commerciales, Show de salon est une manière de donner les rênes aux auditeurs mélomanes qui veulent prendre place dans le rayonnement des artistes qu’ils affectionnent, explique plus tard la conceptrice dans un échange de courriels avec Le Devoir. Nous avons grandement besoin de renouveau dans les modèles de diffusions actuels. »
Elle avait fait sa propre tournée des salons en 2006, pour faire connaître son premier album, être… L’expérience, qui remettait la musique acoustique au premier plan, s’est aussi révélée riche en partage avec un public déjà conquis.
À la carte et sans frontières
Livrer sa musique à domicile, « c’est dans l’air du temps », juge Jean-Robert Bisaillon, directeur-fondateur de la boîte de marketing numérique Iconoclaste et observateur de longue date du milieu de la musique et de ses bouleversements numériques récents. Il signale d’autres adeptes qui ne sont pas nécessairement des abonnés de Show de salon, comme Alexandre Béliard. Outil séduisant notamment en début de carrière, pour faire son chemin dans un monde où l’offre artistique abonde.
« Le phénomène existe dans toutes sortes de niches, indique M. Bisaillon, citant sa déclinaison folk intitulée Home Routes, dans l’Ouest canadien. Nous, on l’incarne dans un réseau social en ligne. » Avec concerts à la carte.
Est-ce là le fruit des mutations majeures dans le monde de la musique depuis l’avènement d’Internet - dévaluation musicale, montée en flèche des musiques de niche, recul des ventes de billets de spectacles ? Doublé d’une expérience de partage et d’un rapport à l’intimité transformés par la prolifération des réseaux sociaux ? M. Bisaillon acquiesce et ajoute : « C’est aussi une extrapolation du phénomène du travail autonome : on ne répugne plus à se rendre chez le particulier pour développer des relations d’affaires », dit-il.
La tendance ne se limite évidemment pas au seul cercle de la musique. Brigitte Saint-Aubin cite d’ailleurs, comme modèle d’inspiration, la pièce Les grands responsables que le Théâtre du Grand Jour disséminait dans les chaumières en 2006-2007. La Pire Espèce a aussi proposé son désormais classique Ubu sur la table directement chez le spectateur, il y a quelques années. Il répète actuellement l’expérience à travers un concours pour sa création en cours d’élaboration, Petit bonhomme en papier carbone.
Plus largement, culture de proximité et culture participative sont les mots d’ordre des politiques culturelles depuis une dizaine d’années. En France, le phénomène du spectacle à domicile est déjà bien ancré dans les moeurs. « Ça fait partie d’une action de sensibilisation des diffuseurs », pour aller à la rencontre de nouveaux publics, explique Jeanne Bertoux, d’origine française et responsable des communications de la Pire Espèce et de Cartes prem1eres.
« Il est de plus en plus difficile de faire sortir les gens de chez eux », note Brigitte Saint-Aubin. Alors par ici la culture dans le boudoir !