Disques - Déballage de fin de saison (1)

Chaque automne, c'est pareil. Vers la mi-octobre, je le sais, je le vois, le goulot s'étrangle. Bouchon, embouteillage, n'en jetez plus la cour est pleine: sortis trop nombreux en même temps, les disques s'empilent, même pas déballés. Je le vois parce que c'est dans ma face, je le sais parce qu'on me le rappelle, les relationnistes s'inquiètent et ils ont raison de se faire du mouron: le premier coup de fil est pour s'assurer que j'ai bien eu l'objet, le deuxième pour savoir si d'aventure je n'aurais pas trouvé trente secondes pour échantillonner cet-album-que-j'aimerais-tellement, le troisième, au ton empreint de lassitude, pour savoir à tout le moins où le pauvre orphelin d'album se trouve dans la pile des pas déballés. Fin novembre, début décembre, les plus vaillants lancent une dernière ligne à pêche: pendant les vacances, si ça adonne...
Je vis toujours mal ce destin inexorable des laissés-pour-compte, ces étapes qui mènent aux oubliettes, autant maintenant qu'il y a vingt ans, surtout quand arrive le point de non-retour, quand l'unique pile des pas déballés devient deux, trois, quatre piles (c'est que ça glisse, cellophane sur cellophane, l'écroulement menace, pire que Pise): pour les pas déballés des piles de derrière les piles, c'est l'hallali. Des années de travail qui suffoquent dans leur pellicule recyclable. J'ai l'air de rigoler, comme ça, mais je compatis, ô combien, car la vérité est terrible: chaque disque en souffrance fait mal à son créateur. Et contribue à la sciatique du critique.Et puis les Fêtes passent, et nous voici nous voilà, janvier démarre. LA période de faible activité dans l'industrie. Dans les piles, un frétillement. L'espoir renaît. Moi! Moi! Moi! D'accord, j'attaque. Par lequel commencer? Celui-là? Soupir. Ai-je vraiment envie d'écouter Les Chemins ombragés, album de piano pianoté par André Gagnon? Là, maintenant? Plus tard, peut-être. J'ai jamais vraiment pu, André Gagnon, à part son Nelligan avec Tremblay, et son beau disque de Noël. Celui-ci, plutôt? Ah oui, tiens, la photo de pochette a de la gueule, déballons. Domestic Crisis Group. Écoutons. Oh, que c'est beau. Lancinant. Plaintif. Cinématographique. De l'indie country-rock adorablement malpropre. Une chanteuse un peu grinçante, c'est bien. Domestic Crisis Group est moins un groupe qu'un duo montréalais: le projet de Geneviève Blouin et Dane Ratcliff. Leur mini-album de cinq titres intitulé Two Tired Hearts se traîne très nonchalamment les pieds par moments, puis part en peur, ça caresse et ça bouscule. Sûr et certain, quand l'album entier se matérialisera, je déballe illico. Quand je suis emballé, je déballe plus vite.
À qui le tour?
À qui le tour? Il n'y a pas d'ordre d'écoute, pas de justice. Je scanne les tranches, ça se décide à l'oeil. Dame! Il y a au moins dix albums arrivés de France très tard à l'automne, qui attendent. L'Adamo nouveau (et j'aime Adamo!), un Eddy Mitchell qui sera peut-être le dernier (je retarde le moment de vivre l'adieu au cher Eddy, autrement le disque serait déballé, c'est du déni), un Véronique Sanson, un Jean-Louis Aubert (jamais pu, lui non plus, la voix haut perchée, je crisse des pneus), le Nougaro de Maurane, le disque de la comédie musicale Dr. Tom ou la liberté en cavale (avec une ribambelle d'artistes), le Couleurs sur Paris de Nouvelle Vague avec la participation de Coeur de pirate, Camille, Emily Loizeau, etc. Va pour Nouvelle Vague. Ça commence avec Coeur de pirate serinant du Gamine (Voilà les anges), et c'est étonnamment intelligible. Maturation dans la diction? Bon sang de bon sang, j'aime ça. Ce disque, hommage de Nouvelle Vague et invités aux années 80, est ma foi fort séduisant: Vanessa Paradis revisite Étienne Daho, Loizeau ose Noir Désir, Julien Doré se paie Elli & Jacno, l'accompagnement de Nouvelle Vague est aérien à souhait, rien à redire, sinon qu'Adrienne Pauly a beau avoir du chien, elle n'est pas Catherine Ringer et quand Marcia Baïla rit on rit moins.
Et localement? Je ne vous dis pas la quantité de premiers disques d'auteurs-compositeurs-interprètes reçus cet automne. Une pile dans la pile. Joce Ménard, Nathalie Déry, Marie-Philippe Bergeron, tant d'autres. Je me fais l'effet de la salle d'urgence à Maisonneuve-Rosemont quand, à la fin de la nuit, on vous dit: pas encore aujourd'hui. Il est moins grave, par exemple, de n'avoir pas déballé le double CD du spectacle Il était une fois... La Boîte à chansons. Lequel tient plus du produit dérivé, du souvenir enregistré. Ça se vendra tout seul, à la sortie des supplémentaires, en février, ça vivra sans mon aval. Pour Nathalie Déry, c'est autre chose: existera, existera pas? Juré craché, l'éponyme est déballé, placé au-dessus de la pile d'en avant, c'est pour bientôt. Avant la rentrée d'hiver.