Musique classique - Robert Lepage trahi une nouvelle fois ?

Cet après-midi à 13h, les salles de cinéma du Québec affichent complet pour la retransmission en direct du Metropolitan Opera de L'Or du Rhin de Wagner mis en scène par Robert Lepage. Comment le réalisateur traduira-t-il à l'écran la magie du spectacle?
En janvier dernier, 240 000 spectateurs dans une quarantaine de pays ont vu en direct du Met la diffusion de Carmen dirigée par Yannick Nézet-Séguin. Environ mille écrans (700 en Amérique du Nord et 300 ailleurs dans le monde) retransmettaient ce spectacle. Avec les rediffusions, on peut aisément estimer à 350 000 le nombre total de spectateurs de Carmen au cinéma.Si on tient compte de l'augmentation du nombre de diffuseurs — 1500 écrans dans 46 pays —, il est bien possible que plus de 300 000 personnes assistent simultanément à Das Rheingold cet après-midi, d'autant plus que les ajouts majeurs se font au Canada, en Allemagne et au Royaume-Uni. Pour donner un élément de comparaison, il faudra 85 représentations remplies à ras bord dans la salle du Metropolitan Opera — autant dire une dizaine de saisons — pour toucher autant de spectateurs.
Le passage de la scène à l'écran, qui va largement contribuer à la réputation internationale de Lepage et de son équipe, est pourtant totalement hors de son contrôle. Cette équipe qui a créé le spectacle sera aussi dans un cinéma, au Québec, aujourd'hui, et il n'y aura sans doute pas de spectateurs plus angoissés au monde.
L'équation, résumée par Bernard Gilbert, directeur de production, est simple: «Nous livrons au Metropolitan Opera un spectacle pour la scène. Le Met, ensuite, assume la responsabilité de tous les autres médias: diffusion à Time Square, retransmission radio, diffusion dans les cinémas.» Le schéma n'est pas inhabituel: Lepage a vu ainsi son Rossignol de Stravinski filmé à Aix-en-Provence l'été dernier. Il y a pourtant une marge entre un DVD vendu pour usage domestique à 5000 ou 10 000 mélomanes et une diffusion en direct sur grand écran faisant communier 300 000 personnes à la magie d'un même spectacle.
L'entente avec le Met ne signifie pas que les équipes du spectacle et de la diffusion vidéo s'ignorent. «Robert Lepage et certains concepteurs sont en contact avec le réalisateur et l'équipe de tournage pour donner des indications, certaines grandes lignes, mais cela s'arrête là. On ne cherche pas à s'immiscer davantage dans le pro-cessus», précise M. Gilbert.
La diffusion en haute définition dicte tout de même certains choix scéniques: «Quand vient le temps de fignoler un accessoire ou de mettre la patine finale, il est clair qu'il faut penser au fait que cela va être visible non seulement à une distance de 50 pieds, mais aussi en haute définition au cinéma.» Chaque détail compte, costume et maquillage y compris, même si le spectacle monté par Lepage est «pour la scène» martèle Bernard Gilbert.
Frères ennemis
Scène et écran sont souvent deux frères ennemis. Tel geste amplifié pour être éloquent dans une salle devient grandiloquent à l'écran, qui ne pardonne rien. Difficile d'oublier Carmen chantant à Don José «Laisse-moi passer!» en se roulant à terre avec lui. Au Met, cela passe à la limite. Au cinéma, en gros plan, l'oeil droit rivé sur le décolleté d'Elina Garanca et l'oeil gauche sur les sous-titres, la scène, ô combien dramatique, fait sourire.
L'un des deux metteurs en scène qui ont le plus pâti des retransmissions HD du Met est Robert Lepage lui-même. Sa glorieuse Damnation de Faust de Berlioz a été massacrée par la réalisatrice Barbara Willis-Sweete. «Pourtant, on avait travaillé avec la réalisatrice au préalable; elle avait discuté avec Robert Lepage et on trouvait ses idées bonnes. Ça n'a pas fonctionné; c'est malheureux, mais la manière dont elle avait abordé la chose n'était pas inintéressante», concède M. Gilbert, visiblement déçu, lui aussi, par cette expérience.
Qu'on le veuille ou non, une transposition à l'écran est la superposition de la subjectivité du réalisateur à celle du metteur en scène. L'un des problèmes de la Damnation de Faust vue par Barbara Willis-Sweete était sa propension à mettre une loupe sur le spectacle, à vouloir cadrer les projections de trop près, leur enlevant toute magie.
Parfois, une représentation gagne à la transposition à l'écran. L'un des meilleurs exemples en est La Traviata de Verdi par Peter Mussbach à Aix-en-Provence. Une fausse Marilyn, entre la vie et la mort après un accident de voiture, voit défiler sa vie en «flash-back». Un spectacle mortellement ennuyeux dans la salle, selon les critiques, est devenu une vidéo pour le moins titillante, justement par l'effet de loupe qui masque l'immensité de la scène si souvent occupée que par l'actrice principale.
Das Rheingold, de Robert Lepage et du scénographe Carl Fillion, posera au metteur en images un défi proche de La Damnation de Faust: comment faire vivre l'action théâtrale et mettre en relief la magie du dispositif? Cadrer trop sur ce dernier risque de nous faire manquer beaucoup de choses. Et si les pourfendeurs du travail de Lepage lui reprochent le fait qu'il ne se passe pas grand-chose sur scène, c'est qu'ils n'ont probablement pas vu la richesse de l'interaction muette entre Wotan et le manipulateur Loge ou entre Wotan et sa femme Fricka. C'est souvent celui qui ne chante pas qui dit — d'un regard ou d'une attitude — le plus de choses.
De la sensibilité du réalisateur à cela, de sa lecture de la mise en scène, dépendra la manière dont le travail de Lepage passera à l'écran. Entre les amateurs européens de provocations gratuites et les tenants des casques ailés, ils seront nombreux à attendre Lepage au tournant en espérant pouvoir statuer qu'il n'y a pas de quoi s'extasier...
L'honneur de livrer ce spectacle historique dans sa vérité a été confié à Gary Halvorson. Il a trois heures pour se racheter de quatre ans de frénésie narcissique. Bonne chance, Robert!