Kate McGarrigle 1946-2010 - La famille folk a perdu sa grande soeur

C’est difficile de parler seulement de Kate (à gauche). On dit toujours les McGarrigle, sans doute parce que Kate et Anna n’ont pas vraiment eu de parcours notable en solo. «C’est ça, joined at the hip», disait en rigolant Kate McGarrigle en 2003 dans les deux langues.
Photo: Jacques Grenier - Le Devoir C’est difficile de parler seulement de Kate (à gauche). On dit toujours les McGarrigle, sans doute parce que Kate et Anna n’ont pas vraiment eu de parcours notable en solo. «C’est ça, joined at the hip», disait en rigolant Kate McGarrigle en 2003 dans les deux langues.

Elle a composé avec sa soeur Anna le duo folk-roots le plus discrètement célébré de l'Amérique, transmis passion de la musique et bons gènes à ses enfants Rufus et Martha Wainwright, et aura largement contribué à l'idée qu'on peut exister artistiquement au Québec à la fois en français et en anglais. Le cancer a finalement emporté Kate McGarrigle, à 63 ans.

La peine est lourde, lasse. Hier matin, quand Radio-Canada a annoncé la mort de Kate McGarrigle, survenue lundi soir dans sa maison d'Outremont, les bras me sont tombés. Kate aussi? Kate aussi, parce que Lhasa, parce que Mano Solo. Et lassitude immense parce que l'autre réaction, la colère, il n'en reste plus, la mort de Lhasa a vidé ce sac-là. Hier, aujourd'hui, c'est plutôt le regard dans le vide. Un autre combat perdu, rien à faire contre le crabe. Après Lhasa il y a deux semaines, Mano Solo la semaine dernière, voilà que le cancer s'est encore foutu de l'espoir de la rémission et nous a fauché notre Kate.

Notre Kate. Nous avons perdu notre Kate. Pourquoi cette familiarité? Parce que le décès de Kate McGarrigle est un décès dans la famille. D'abord l'immédiate, la tribu de Saint-Sauveur-des-Monts. La famille McGarrigle: les soeurs Jane et Anna; la famille Wainwright, Rufus et Martha, la progéniture prodigieuse, leur père Loudon Wainwright III. Il y a aussi les Lanken, du côté d'Anna. C'est par le beau-frère de Kate, Dane Lanken, celui-là même qui a écrit l'admirable Kate and Anna McGarrigle - Songs & Stories (Penumbra Press, 2007), qu'on a su. Je les nomme exprès, parce qu'ils finissaient tous sur scène dans les spectacles des McGarrigle, comme s'il n'y avait pas de différence entre un party de cuisine à Saint-Sauveur et une soirée au Spectrum. Ça faisait que nous, les spectateurs, on n'était plus spectateurs. On se sentait dans la famille. Et c'est en cela que la perte de Kate, pour quiconque a un jour vécu ces incroyables happenings de folk-roots qu'étaient leurs spectacles, non seulement chez nous mais jusqu'au chic et légendaire Carnegie Hall — en décembre 2005, un «McGarrigle Christmas Hour», avec Rufus et Martha, et Emmylou Harris, Lou Reed, Laurie Anderson et compagnie —, c'est la perte d'une proche.

C'est aussi un décès dans la famille folk. La grande famille folk. La famille folk québécoise (demandez à Michel Rivard, avec qui les McGarrigle ont chanté Pars, mon bel oiseau, à Gilles Vigneault, avec qui elles ont chanté Charlie-Jos, à Chloé Sainte-Marie, qui a interprété leur Petite annonce amoureuse), mais également la nord-américaine, voire la planétaire. «[...] probably the finest singer / songwriter team ever to go ignored by the American public», peut-on lire dans le New Rolling Stone Album Guide de 2004. Entendez par là que les chansons des McGarrigle ont trouvé leur chemin un peu partout sans que cela se sache en dehors du milieu folk, jusque dans les albums de leurs amies Linda Ronstadt (merveilleuses Heart Like a Wheel, Talk to Me of Mendocino) et Emmylou Harris (notamment Going Back to Harlan, sur l'essentiel Wrecking Ball), mais aussi chez Billy Bragg, Allison Moorer, les Corrs, Elvis Costello, etc. Entendez par là que leurs harmonies célestes et un brin surannées ont résonné derrière les Chieftains, Joan Baez, et bien souvent autour d'Emmylou, toujours Emmylou.

C'est difficile de parler seulement de Kate. On dit toujours les McGarrigle, sans doute parce que Kate et Anna n'ont pas vraiment eu de parcours notable en solo. «C'est ça, joined at the hip», disait en rigolant Kate McGarrigle en 2003 dans les deux langues, alors que je rencontrais les McGarrigle au Café Perk de l'avenue du Parc.

Inséparables sur disque et sur scène, mais pas pareilles pour autant. Kate était la tête forte de la famille, la «matriarche du clan», pour reprendre l'expression qui chapeautait hier le blogue de Neil McCormick du Daily Telegraph britannique (planétaire, disais-je). En entrevue, elle était la voix de la raison: n'avait-elle pas la bosse des maths, elle qui avait étudié en ingénierie? En contrepartie, son sens de la répartie était «wickedly funny». En 1996, chez Kate à Outremont, où elle était voisine du couple Laure-Furey, 30 ans de carrière sous le radar étaient gratifiés d'une phrase-choc de son cru: «Une fois que tu veux être Céline Dion, tu t'occupes de ton visage.» On avait ri, et les rides autour des yeux de Kate la rendaient plus belle encore.

Kate McGarrigle. Un naturel affirmé. Un fier refus du compromis. Un sens de l'anarchie très volontairement nourri. Et merde à la glorieuse carrière internationale que la signature chez Warner dans les années 1970 annonçait, et bienvenue la marmaille, hello Rufus et Martha, et farewell New York et le mari folksinger Loudon Wainwright III. «Quand ils étaient bébés, c'était pas difficile, on les emmenait avec nous, mais quand ils ont commencé l'école... Il y avait des lunchs à faire. Life takes over. Si on avait eu l'intention d'être comme Céline Dion, you do that and nothing else. Tu sacrifies tout.» Notez comment l'anglais et le français se font risette dans la même phrase. Gabrielle, la mère d'Anna, de Kate et de Jane, était canadienne-française, le père Frank, anglo d'origine irlandaise.

Ça nous vaudra les McGarrigle sur disque dans les deux langues. Huit en anglais (quelques-uns devant public), deux en français, dont le bien-nommé et bien-aimé French Record, paru en 1981, qui est sans doute le disque des McGarrigle le plus localement signifiant, mélange de musique folk nord-américaine et de musique traditionnelle de chez nous. C'est aussi le disque de leurs chansons les plus localement immortelles: Entre Lajeunesse et la sagesse, Complainte pour Ste-Catherine. Elles y chantaient en roulant les r, leurs timbres aussi étroitement liés que ceux des Everly Brothers, elles y jouaient l'une et l'autre de l'accordéon, du piano, du banjo. En entrevue, Kate complétait les phrases d'Anna, et vice et versa. «C'est pire quand on est avec Jane», disait Kate.

Leur musique aura été la branche laurentienne de la tradition folk des Appalaches, lieu de beauté mélodique et d'instrumentation maison, musique sur laquelle s'exprimaient des amours parfois mouvementées autant que le bel ordinaire du quotidien, parmi des légendes et de vieilles histoires dénichées le plus souvent par Kate la tête chercheuse. C'est elle qui s'intéressera plus particulièrement à l'histoire de l'exode des Canadiens français en Nouvelle-Angleterre, détournant la comptine Jack & Jill en Jacques et Gilles, évoquant Kerouac.

Elle aurait eu 64 ans le 6 février prochain, notre Kate. En octobre de l'an dernier, alors qu'elle et Anna se joignaient à Emmylou Harris au Saint-Denis le temps d'un «triplé de chansons écrites à trois au pays des "black flies"», elle semblait bien avoir eu raison de la bête qui la taraudait depuis 2006.

En décembre encore, à l'annuel concert de famille de Noël qui avait lieu au Royal Albert Hall de Londres (au profit de la Fondation Kate McGarrigle pour la recherche contre le cancer), elle avait chanté une toute nouvelle chanson, la poignante Proserpina. La performance peut être visionnée sur le site www.mcgarrigles.com, juste au-dessous du message d'au revoir laissé en fin d'après-midi par Anna: «Sadly our sweet Kate had to leave us last night. She departed in a haze of song and love surrounded by family and good friends. She is irreplaceable and we are broken-hearted. Til we meet again dear sister.»

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