L'Osstidcho (2) - Le mythe révélé

Le Devoir l'annonçait samedi: il existe donc un enregistrement du légendaire Osstidcho des Charlebois, Deschamps, Forestier, Mouffe et compagnie, déniché dans les affaires d'un ancien chef des variétés à Radio-Canada. Initiative personnelle, c'était le simple cadeau-souvenir d'un père à son fils. Ce n'en est pas moins un document historique. Qu'en faire? Diffusion radio? Immortalisation sur disque? Encore faut-il obtenir des autorisations. Une chose est sûre: L'Osstidcho ressuscité ne doit plus disparaître. Deuxième de deux articles
«Les textes de ce spectacle ne sont pas de Pierre Elliott Trudeau!», s'exclame Yvon Deschamps. Un gros pouet de trompette redouble l'exclamation. «La musique n'est pas de Pierre Elliott Trudeau!», continue Robert Charlebois. Re-pouet. «Le décor n'est pas de Pierre Elliott Trudeau!», renchérit Mouffe. Re-re-pouet. «Les costumes ne sont pas de Pierre Elliott Trudeau!», ajoute Louise Forestier. Pouet encore. Et puis, à l'unisson et à tue-tête: «PIERRE ELLIOTT TRUDEAU N'A RIEN À VOIR AVEC L'OSSTIDCHO KINGSIZE!!!» S'ensuit une belle cacophonie, gracieuseté du Quatuor du Jazz libre du Québec, avec le guitariste Michel Robidoux en renfort.C'est à cause de ce bout-là, qui survient en début de seconde partie, juste après un fabuleux «freak-out» instrumental du Jazz libre intitulé Stalisme dodécaphonique, que l'on sait: il s'agit bien de L'Osstidcho Kingsize, deuxième des trois versions du spectacle. Les trois bandes magnétiques retrouvées il y a quelques mois dans une valise de feu Pierre Petel ont donc été enregistrées entre le 3 et le 8 septembre 1968 à la Comédie canadienne (aujourd'hui le TNM). Trois bandes qui durent entre 20 et 25 minutes chacune, pour un total de 70 minutes miraculeusement conservées.
Trois bandes sur quatre, faut-il préciser. Il manque la troisième: Alain Petel, le fiston fan de Charlebois pour qui papa Petel avait concocté ce p'tit souvenir de l'événement, non pas en sa qualité de chef des variétés à Radio-Canada mais à titre privé, a remué toutes les archives paternelles. Joli paquet de scripts, de papiers divers et de bandes sonores, parmi les bouteilles de vin et les tableaux (Pierre Petel était aussi peintre). En vain.
Micro et magnéto sur scène
N'empêche. Quel trésor. D'autant que c'est plutôt bien enregistré. De près, en tout cas. «Ce n'est pas quelqu'un qui brandit un micro du fond de la salle», constate Robert Thérien, co-auteur du Dictionnaire de la musique populaire au Québec (IGRC, 1992). «À l'écoute, c'est clair. Le micro est placé directement devant l'une des colonnes de son. Sur un trépied. C'est très stable. C'est aussi ce qui fait que, par moments, les instruments sont trop forts par rapport aux voix, ou le contraire. Ça dépend de ce qui sortait de ce côté-là de la scène.» Personne ne sait exactement comment Petel a procédé, mais on l'imagine facilement, installant le magnétophone et le micro sur les planches de la Comédie canadienne. Peut-être avait-il confié la mission à l'un de ses amis du métier: «Mon père connaissait tout le monde», confirme Alain Petel. «Ce n'était pas caché, c'est certain, déduit Thérien. Il a quand même fallu changer trois fois la bobine...»
Il faut se reporter en 1968. Si la loi de 1924 dit clairement qu'on ne peut enregistrer de spectacle sans la permission du producteur, en pratique, personne n'interdisait rien à personne en cette ère de liberté. On était avant les premiers bootlegs (le Great White Wonder de Bob Dylan parut l'année suivante), et tout se passait à la bonne franquette. Pas d'avertissements solennels avant les spectacles comme aujourd'hui. Les appareils photo cliquetaient du début à la fin, absolument pas assujettis à la présente règle des «trois premières chansons seulement», et les magnétophones étaient aussi rares que peu portatifs. Permission tacite? «Ça ne vous dérange pas si j'enregistre le spectacle pour mon fils?» Petel a très bien pu dire ça. Et on a très bien pu ne pas s'en occuper du tout.
À qui appartient la révolution?
Aucun doute là-dessus: l'enregistrement était à usage personnel. Aucun bootleg n'en découla, aucune parution ne fut jamais envisagée: de fait, on l'oublia dans une valise. Mais maintenant? Maintenant qu'on sait que ça existe? Et que le son n'est pas mal du tout? «C'est extraordinaire!», a crié Michel Robidoux en entendant des extraits de California et Lindbergh, versions Kingsize. «C'est déjà très écoutable comme ça, et je suis sûr qu'un bon ingénieur de son, avec tous ses logiciels, pourra améliorer encore l'affaire. C'est précieux. Pour moi, en tant que citoyen du Québec au 20e siècle, c'est majeur. C'est le seul témoin du déclenchement de la révolution.» Basse omniprésente, voix parfois un peu perdues dans le mixage, il y a en effet de quoi s'amuser. Mais rien qui puisse, à mon sens, empêcher au moins une diffusion radiophonique. Voire un disque.
Encore faut-il que tout le monde soit d'accord. «Personne ne peut enlever les bandes magnétiques à Alain Petel» assure France Lafleur, directrice générale à la SOCAN (Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique). «Mais rien ne peut être diffusé ou commercialisé sans l'autorisation des auteurs, compositeurs et interprètes de chaque chanson. Le producteur du spectacle a aussi son mot à dire.» Fort bien. Légalement, c'est indéniable: l'aval des créateurs de L'Osstidcho est nécessaire. La trouvaille n'en est pas moins d'intérêt patrimonial, et on voit mal comment des velléités d'amour-propre (une interprétation jugée insatisfaisante, par exemple) pourraient moralement empêcher cet enregistrement inespéré du spectacle le plus important de l'histoire de la chanson et de l'humour au Québec d'exister au grand jour. On peut minimalement souhaiter une émission-événement à la radio de Radio-Canada, avec entrevues des protagonistes, lors de laquelle L'Osstidcho Kingsize serait révélé dans son intégralité.
Qu'y découvrirait-on? Une première partie consacrée aux chansons de Charlebois et Forestier: 50 000 000 d'hommes, La Marche du président, puis la méconnue From Santa To America de Forestier, California, Joe Finger Ledoux, puis une chansonnette inédite de Mouffe, et Quand t'es pas là de Forestier, CPR Blues, Lindbergh, Egg Generation, Engagement. Et puis, partiellement, la seconde partie composée de chansons et de sketches. Après les huit minutes absolument libres du Jazz libre et les flèches à Trudeau, se succèdent des variantes de la chanson inédite Dans les manufactures, on chante des chansons d'amour, entrecoupées de saynètes. Et puis, pièce de résistance, Deschamps amorce son monologue Les Unions, qu'ossa donne, hélas interrompu à la fin de la deuxième bobine. La bobine finale offre un autre sketch collectif inédit, sur le thème alors brûlant de l'appartenance culturelle, donné sur le mode ironique (Mouffe: «J'ai vu une mosusse de bonne vue l'autre fois, c'est de la culture, ça, les vues? Aurore l'enfant martyre, ça y'ont pas ça en France!»). Suit un rock de Charlebois en anglais dans le texte, Down In The South, qui débouche sur le discours «Free at last!» de Martin Luther King, assassiné le 4 avril précédent, et une version poignante de La Fin du monde, achevée en chaos apocalyptique. Un tonnerre de cris et d'applaudissements s'élève de la salle.
Quand la bande coupe, plusieurs minutes plus tard, les acclamations ont cessé, les gens quittent la salle. Et ne seront jamais plus pareils. Privilégiés d'avoir vécu L'Osstidcho et de pouvoir le raconter aux générations futures, se dit-on depuis 35 ans. Bientôt, merci à Pierre Petel, c'est le Québec entier qui pourra s'en remplir les oreilles.
Ce dossier bénéficie de moult détails, notamment des titres de chansons, fournis par Robert Thérien.