Musique - Le concert des morts-vivants

Grande concurrence à venir pour les Marc-André Hamelin, Alain Lefèvre et Louis Lortie de ce monde qui voudraient enregistrer Rachmaninov. Bientôt, chez les disquaires, leur concurrent sera Rachmaninov lui-même... et sans moins-value sonore!

En juin dernier, Art Tatum donnait trois concerts à l'Apollo Theatre de New York. Non, pas un homonyme, mais «le» Tatum, mort il y a bientôt cinquante-deux ans, celui devant lequel bien des pianistes classiques devraient s'incliner en signe de respect, un respect que lui témoignaient d'ailleurs Horowitz et Rachmaninov.

Sur la scène de l'Apollo Theatre, le piano jouait tout seul. Curieux spectacle, sans doute, que ce concert de fantôme, que les studios Zenph ont appelé «Re-performance», une appellation protégée.

À ce stade, vous vous demandez sans doute si le rosé estival n'aurait pas un peu attaqué mes neurones. Eh bien, non. Des micros ont capté en septembre 2007 à Los Angeles la Re-performance d'Art Tatum dans Piano Starts Here (1933), et le concert Live at The Shrine le 2 avril 1949 a été enregistré. Il vient d'être publié en disque SACD par Sony-BMG. Et le résultat est stupéfiant.

Une quête ancienne

Lorsque l'enregistrement était encore acoustique (avant 1926 environ), des ingénieurs ont voulu dépasser les limites de la qualité sonore en inventant des systèmes de piano mécanique. Le plus connu a été mis au point par la société Welte en 1904. De grands artistes (dont les compositeurs Albéniz, Granados ou Saint-Saëns) ont gravé des rouleaux, qui pouvaient être lus ensuite sur ces pianos particuliers, appelés Welte-Mignon. La fidélité du procédé surpassait celle des sociétés concurrentes, Ampico et Duo-Art.

La limitation du procédé est cependant nette: le nombre d'informations est minimal, se résumant plus ou moins à l'instant où est frappé une touche et à une idée de l'intensité sonore. On parle peu, ici, de phrasé et de nuances. La reproduction, même la plus fine, reste un peu heurtée et caricaturale. Ces procédés ont été abandonnés par les artistes au fur et à mesure que la fidélité des enregistrements progressait.

Du mécanique on est passé aujourd'hui à l'informatique. Le Welte-Mignon de notre siècle est le piano Yamaha de concert Disklavier Pro. Son aliment musical est un fichier informatique de type MIDI (Musical Instrument Digital Interface), format universel permettant à un ordinateur d'envoyer des instructions à un instrument. Jusque-là, il n'y a pas moyen de recréer le jeu d'Art Tatum ou de Glenn Gould, objet de la première Re-performance de Zenph.

Le miracle devient possible grâce au perfectionnement de ces procédés. Le Disklavier Pro est un développement du Disklavier de Yamaha. Il est dix fois plus précis. Et le protocole MIDI est devenu un MIDI haute résolution (ou XP MIDI). L'attaque de la note, son relâchement ainsi que la dynamique sont définis chacun par 1024 informations, contre 126 pour le procédé MIDI normal. De même, le jeu de pédales est circonscrit par 256 messages différents. Le temps de transmission de l'information de l'ordinateur au clavier est de l'ordre de la micro-seconde.

Un enregistrement ancien est donc codé en données informatiques lisibles et reproductibles par un grand piano de concert. Seul le son est analysé. On coupe donc, sans attaquer l'intégrité du message musical, tous les problèmes de bruits de surface. Mais tout, vraiment tout, est analysé: vitesse et puissance d'enfoncement des touches, relâchement, étouffement, variations d'intensité les plus infimes, y compris au sein d'un accord complexe. Chaque note est définie par 10 à 12 critères. Mais il ne suffit pas d'enregistrer et de reproduire. Après un encodage de base, le paramétrage précis requiert l'oreille et l'intervention humaine. Un projet demande plusieurs mois de travail humain.

Le pianiste matheux

L'homme à la tête de Zenph est John Walker. Trois passions, trois formations: mathématiques, musique, informatique. Même si un projet prend encore plusieurs mois, en entrevue John Walker se montre optimiste au Devoir: «Nous avons beaucoup appris du projet des Variations Goldberg par Gould. Les prochaines années nous irons cinq à dix fois plus vite. Pour Art Tatum, l'encodage a été réalisé par deux pianistes, dont l'un diplômé du Conservatoire de Moscou. Il fallait par exemple créer un code pour un certain type de jeu de pédales. À présent, il est créé et les prochains projets pourront en bénéficier.»

Le plus grand défi technique est posé par la répétition rapide d'une même note, «par exemple dans Aborada del grazioso de Ravel ou dans l'album Tatum, le Tatum Pole Boogie». Autre point important: le réglage du piano reproducteur, minutieusement préparé par Marc Wienert, un spécialiste qui compte 25 ans d'expérience et résume son travail en constatant simplement: «Jouer Tatum sur le piano réglé pour le jeu de Gould, c'est tout simplement affreux.»

Le résultat du traitement peut être facilement jaugé sur Internet: allez sur www.zenph.com et cliquez sur «Listen»! Vous écouterez Alfred Cortot jouer un prélude de Chopin en 1926 et aujourd'hui...

Rachmaninov sera le prochain ressuscité des studios Zenph. Et le second pianiste de jazz sera Oscar Peterson, qui a été, avant sa disparition, un témoin admiratif du travail de l'équipe de John Walker sur Art Tatum.

Je n'avais pas été transporté par la première Re-performance, pratiquée sur l'enregistrement de 1955 des Variations Goldberg par Glenn Gould, tout simplement parce que les meilleures remastérisations de cet enregistrement ne sonnaient pas si mal que cela. Beaucoup de travail et de risques pris pour pas grand-chose. Quant à l'argument de certains commentateurs, d'avoir enfin Gould sans ses chantonnements, il ne tient pas, puisqu'en 1955 il ne chantonnait pas. La raison pour avoir commencé par Gould tient à deux choses, dit John Walker: «D'abord, son anniversaire et le fait que nombre de gens qui l'ont entouré sont encore vivants et nous ont encouragés. Ensuite, la nécessité commerciale de prolonger le copyright des enregistrements. Les nouveaux droits sont touchés par Sony, qui verse des redevances au Gould Estate et à nous.»

Petit à petit les procédés de Zenph vont encore se raffiner et, comme le montre le disque Art Tatum, plus la source est ancienne, plus le résultat est spectaculaire. Les arguments des opposants à ces projets ne dépassent guère le niveau du «Tatum, ça doit sonner vieux. C'est comme ça et il ne faut pas y toucher.» Il est vrai que l'expérience est avant tout foncièrement déstabilisante, comme si on redonnait en une nuit leurs couleurs aux cathédrales gothiques.

Mais dans votre salon, deux paramètres priment: l'éblouissement et l'émotion. À mes oreilles, même si l'émotion varie selon les morceaux, tous deux sont au rendez-vous. Et, sachant que Zenph travaille aussi sur d'autres instruments, nous ne sommes pas au bout des Re-découvertes...

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Collaborateur du Devoir

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ART TATUM

Piano Starts Here (quatre plages). Live at The Shrine. Zenph Re-performance. Sony Classical 88697 22218 2.

Déjà paru: Glenn Gould jouant les Variations Goldberg, en 1955 (même éditeur)

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