Entrevue avec Éric Lapointe - Le temps de la vérité nue

Atteint. Plus qu'atteint. Ouvert à vif, au couteau. Ma peau, le nouvel album d'Éric Lapointe, son premier en quatre ans, le premier que j'écoute plus d'une fois au complet depuis... sans doute depuis Obsession, au tout début, en 1994, est si terrifiant d'honnêteté crue qu'il me tue. J'exagère. Me touche, à tout le moins. Excusez la lapalissade, Ma peau est un album tactile, palpable. Pas seulement à cause du boîtier de métal recouvert d'une couche de simili-cuirette imitation épiderme rugueux mais parce que le gars qui chante là-dessus est nu. Terriblement nu. Bien sûr qu'il y a des murs de guitares, des riffs marteau-piqueur en masse, et même des lits de cordes, mais pour l'essentiel, c'est rien de moins que la fouille complète, le passage aux aveux. Sans avocat. La catharsis, en plein public. Effarante transparence. Les chansons prêtent tellement flanc qu'on a le goût de se dévoiler soi-même.
Même à moi, ça fait mal, tellement il y a de douleur révélée là-dedans. Ce n'est pas rien: je me tiens loin d'Éric Lapointe depuis longtemps. Dans l'autre siècle, nous avons eu des heurts, je l'ai un jour blessé dans une critique purulente de mauvaise foi (qu'il peut citer à la demande), je m'en suis excusé, on a fait la paix, chacun est parti de son côté, je me suis arrangé pour ne plus l'avoir dans le collimateur. Et le revoilà. En pleine face, en plein ventre. Chantant, criant, hurlant le drame de sa vie d'ado éternel, incapable de vivre seul, incapable de vivre en couple, incapable d'être bien dans sa peau autrement que sur scène ou avec les copains au bout de la nuit rock'n'roll. Clichés? Oui et non. Cette fois-ci, la vérité que tente d'exprimer Éric Lapointe, chanson forte après chanson forte, déshabille les clichés.«Jusqu'à cet album-là, je me donnais le beau rôle», explique l'intéressé à ma table. Tiens, c'est drôle, ça: Éric Lapointe se met à table à ma table. «Je me fabriquais un personnage. Là, j'ai laissé faire le personnage. Là, c'est moi. C'est mes torts. C'est mes constats sur moi-même, sur mes relations affectives. Y a pas de hargne, pas de rancoeur, pas d'amertume là-dedans. C'est moi qui me rends compte que si toutes mes histoires d'amour ont avorté, c'était peut-être moi, le problème.»
«Je connais le chemin», chante-il dans la bouleversante Belle dans' tête, immortelle en puissance: «Je l'ai marché cent fois / Au bout y a rien / Je tombe toujours sur moi.» Dans Le Mari pop, écho de son mariage aussi bref que médiatisé, le portrait dressé par Lapointe à l'aide de Jamil et d'Olivier Picard n'est pas plus complaisant: «Ton chic alcoolique dans son suit de star / Pas de classe même en première classe.» De Laisse-moi pas guérir à 1500 milles, chanson écrite sur mesure avec Louise Forestier et Daniel Lavoie, le parti pris de l'autocritique demeure implacable. «Je pense que j'étais rendu là, à 38 ans. Strip-tease total. Besoin d'exorciser mes démons. Je te dirai pas que j'ai pas braillé en chantant les tounes ou en les écrivant, mais je sais qu'une fois le lancement fait, je me suis senti léger comme un oiseau. Le gros moton que j'avais en dedans, je l'ai sorti. J'ai tourné une page de ma vie. Je pense que je suis en train de sortir de l'adolescence.»
Même les arrangements, s'ils n'évitent pas le hard-rock attendu (ni l'erreur de goût: un duo pop avec l'ex-Styx Dennis De Young), laissent poindre d'intéressantes promesses: le folk-blues fourni par Michel Rivard pour son Avalanche n'est certainement pas lourd sur l'estomac, et Va-t-en, composée par Catherine Major, vit parfaitement bien entre métal et pop baroque, telle qu'entraînée par un quatuor de cordes: «Ils sont venus enregistrer ça chez nous, j'écoutais comme un enfant émerveillé. J'adore les cordes, je m'en suis payé une traite.» Lapointe marque une petite pause, puis chuchote: «Je ferai peut-être un album juste avec des cordes.» Vraiment? «Vraiment. Mon rêve a toujours été de jouer avec un orchestre symphonique. Ç'a jamais adonné. Mais ça va arriver un jour.»
Il sourit très exactement comme un enfant émerveillé. Plus vulnérable, tu risques ta peau. Plus content, tu frôles le bonheur. «C'est vrai que là, je suis content. Je sais que je vais remonter sur scène avec un nouveau show, je recommence à avoir peur, je me sens vibrer. Je suis content du trip de gang qu'a été l'album, avec Steve Hill, mon chum Bruce Cameron, Dan Georgesco. Je suis content d'avoir retrouvé [Roger] Tabra et Plamondon, j'en reviens pas des tounes que Michel Rivard, Louise Forestier et Daniel Lavoie m'ont faites. Mais le bonheur? J'ai jamais cru au bonheur comme un état permanent. C'est un frisson qui te passe dans le dos. Je suis un éternel mélancolique, Victor Hugo disait que c'est la joie d'être triste. Je me trouve chanceux d'avoir la musique pour exprimer ça: autrement, je pense que je serais mort.»
La quarantaine en vue, ça tient de l'exploit pour un gars qui ambitionnait de coiffer Jim Morrison au poteau d'exécution. «J'ai sous-estimé l'endurance du corps humain.» Il sourit. «Je me surprends à avoir envie de rester à la maison le soir. Me faire à manger. Je me surprends à m'entraîner. Adulte, je pense que ça me tente.»
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Collaborateur du Devoir
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Ma peau, Éric Lapointe, Diffusion YFB - DEP