Fausses notes - Le milieu de la musique est-il sexiste et macho?

Combien d'interprètes québécoises ou canadiennes pouvez-vous nommer en une minute? Vingt, trente? De Nathalie Choquette à Céline Dion en passant par Emma Albani, la liste sera assurément longue comme une partition de requiem.
Maintenant, combien de compositrices d'ici et là pouvez-vous nommer? Même en y mettant une petite heure, la liste ne s'allongera pas tellement. La Bolduc? Facile. Avril Lavigne, Sarah McLachlan, Catherine Durand ou Mara Tremblay? D'accord, mais encore?Si la colle porte sur un style en particulier, le jazz ou le classique, la réaction tient du gobe-mouche. Combien citeront Ana Sokolovic, pour n'évoquer que cet exemple? Née en 1968, diplômée de l'Université de Montréal en composition, trois fois lauréate du Concours des jeunes compositeurs entre 1995 et 1998, Grand Prix du Concours des jeunes compositeurs de Radio-Canada, elle vient tout juste de remporter le prix Opus du compositeur de l'année.
D'où la question: le merveilleux monde de la musique est-il sexiste?
«Il y a un déficit total, résume Mireille Gagné, directrice du Centre de musique canadienne au Québec (CMCQ). Quand on dit "musique", on pense aux interprètes, mais pas aux compositrices. Elles sont absentes de tous les programmes: les manuels scolaires, la formation des futurs enseignants, les saisons d'orchestre ou les festivals. [...] À Montréal, sur une cinquantaine de compositeurs joués pendant un grand événement musical, on peut compter deux ou trois femmes. Pourtant, sur les 198 membres agréés de la CMCQ, il y a 35 femmes.»
Comme la Journée internationale des femmes est célébrée cette semaine, le CMCQ s'associe à l'organisme de promotion de l'innovation musicale des femmes Maestra pour présenter aujourd'hui même une conférence et un symposium-concert sur le troublant sujet, dans la belle salle de boiseries de l'UQAM. L'Institut de recherche et d'études féministes de cette université et les Éditions du Remue-Ménage participent à la présentation.
L'événement ouvre à 12h30 avec une conférence de l'auteure Marjolaine Péloquin sur le thème «En prison pour la cause des femmes», le titre de son ouvrage aux Éditions du Remue-Ménage. L'historienne féministe s'intéresse en gros «aux actions de désobéissance comme levier de changement social». La force du faux accord, quoi.
L'événement se poursuit avec l'activité Y a-t-il une compositrice au programme?, un amalgame entre conférence et prestations musicales. La musicologue Nicole Carignan va analyser l'occultation des compositrices dans l'éducation musicale du Québec et la formation déficiente des futurs enseignants. Mireille Gagné et la mélomane France Leblanc vont ensuite exposer les réalités actuelles du monde de la performance, de la promotion et de la diffusion des oeuvres de créatrices.
La cause de la discrimination systématique se retrouvera évidemment au centre des débats. Si les femmes s'imposent maintenant partout, en sciences comme en lettres ou en art, pourquoi ne réussissent-elles pas autant en musique? Pourquoi ce milieu résiste-t-il comme un des derniers bastions du machisme?
«Même s'il y a eu des centaines et des centaines de compositrices dans l'histoire, de Hildegard von Bingen à Clara Schumann, c'est un milieu d'hommes, c'est certain, un milieu dominé par les hommes depuis des millénaires, commente encore Mireille Gagné. Même les orchestres demeurent encore assez fermés aux femmes dans certains pays.»
Le célébrissime Philharmonique de Vienne ne compte qu'une poignée de femmes dans ses rangs. Elles n'y sont admises que depuis 1997. «Lorsque nous en aurons 20 %, l'orchestre sera ruiné: nous avons fait une grosse erreur et nous le regretterons amèrement», déclarait un musicien du Wiener Philharmoniker en 2003.
Dans le jazz américain, les femmes se trouvent le plus souvent cantonnées aux rôles de muse ou d'interprète. Coltrane évoque Naïma. Bill Evans chante Debby. Ella Fitzgerald, Bessie Smith ou Sarah Vaughan portent d'immenses succès qui n'ont rien à voir avec la place de Mary Lou Williams, pianiste et arrangeuse, ou Clara Bley, compositrice pour grands ensembles.
Osons alors une question en forme de faux accord: la qualité du travail des compositrices y est-elle pour quelque chose? S'il y avait un Arvo Pärt en jupon dans la salle, ça se saurait, non?
«Je peux vous dire qu'il y a aussi des oeuvres de ces messieurs qui ne valent pas très cher mais qui sont jouées en raison du je-te-joue, tu-me-joues», répond la directrice du CMCQ. Il y a des forces et des faiblesses de part et d'autres. En plus, les femmes sont moins jouées et ont donc moins la chance de s'entendre et de corriger leurs erreurs. C'est un cercle vicieux. [...] Il y a aussi une grande ignorance du répertoire féminin et de sa valeur. Même les musiciennes peuvent bouder les compositrices. Je ne suis pas une féministe qui brandit de grandes pancartes et je dois reconnaître que la composition elle-même est une activité difficile à défendre, que l'on soit homme ou femme. Seulement, les compositrices ont un handicap de plus.»
Pour elle, finalement, la discrimination ne cessera qu'en misant sur la pédagogie et la prise de conscience du problème. «On ne demande pas de quotas, conclut Mireille Gagné. On demande seulement une juste reconnaissance de la valeur du travail des compositrices.»
Elle se pointe, un peu. L'Orchestre symphonique de Montréal (OSM) jouera un Concerto pour orchestre d'Ana Sokolovic le 21 avril prochain. Ce samedi 8 mars, au Carnegie Hall de New York, l'OSM offrira un programme mêlant Debussy, Tchaïkovski, Scriabine, mais aussi une création de la compositrice contemporaine d'origine coréenne Unsuk Chin. La mer monte pour quelques pierres qu'on y jette...