Pour Clémence, la scène en récompense

«On m'a mise au pilori», lance-t-elle en riant. Helicobacter pylori, pour être précis. H. pylori pour les intimes. C'est le nom de la saleté de bactérie qui s'est attaquée en septembre dernier à la grande petite femme que nous aimons tant. Les spectacles alors prévus au Gesù ont été reportés. C'est peu de dire que l'on a tous eu la plus bleue des frousses. Tous sauf l'intéressée, laquelle, quatre petits mois plus tard, parfaitement rétablie, raconte l'expérience façon Clémence.
On n'a pas invité la sale bibitte en i au restaurant du grand hôtel de l'ouest montréalais où l'efficace et dévouée Louise Collette — la compagne et agente de Clémence DesRochers, dite «l'acheteuse» — a fixé pour nous le rendez-vous en ce mercredi matin de janvier. De fait, il n'y a pas grand monde dans le très grand espace. Dans une salle adjacente, des hommes d'affaires sont affairés. Je dis à Clémence que la seule autre fois où je me suis trouvé en cet endroit, c'était pour Johnny Hallyday. «Seulement les gens importants», conclut-elle. On rit. Clémence est radieuse. La pleine forme, j'en jurerais. Je ne suis pas docteur. «Là, ça va, j'ai recommencé à faire du ski de fond, de la raquette: je suis parfaite», confirme-t-elle. Raquette rime avec parfaite. C'est plus fort qu'elle, Clémence rime. «J'aime ça, rimer, qu'est-ce que tu veux? À part la raquette, j'ai arrêté d'avoir peur qu'elle revienne, la maudite bibitte. Et j'ai retrouvé mes angoisses naturelles. C'est bon signe.»Comprenez par là que Clémence est de nouveau taraudée par l'idée de mourir. «C'est drôle, hein? Moi qui pense à la mort tous les jours, là j'étais dedans, et j'y pensais même pas. Quand ils m'ont rentrée, paraît que j'étais blanche, blanche, avec les lèvres mauves. Moi, une fois à l'hôpital, ça allait, je me suis laissé soigner.» L'Hélicomachin s'en était pris à un ulcère. Violemment. Dangereusement. Soins intensifs, transfusions, le branle-bas. Je frémis à l'idée qu'on aurait pu la perdre. Je le lui dis. «C'était bien ça qui me préoccupais le plus: j'affolais Louise, j'affolais tout le monde. Mes amis ont eu peur que je meure. Moi pas. J'étais un peu inquiète, mais je me sentais surtout coupable.» Coupable, grands dieux! Mais de quoi donc? «Coupable de déranger tout le monde, et par ma faute en plus!»
Sa faute? «J'associais mon ulcère au fait que je bois du vin tous les jours», d'expliquer, transparente, Clémence. «C'est écrit dans mon dossier: éthylique. C'est presque alcoolique! Ça m'a donné un maudit coup! Je regrettais d'avoir trop bu.» On croirait entendre les religieuses de son enfance, de ses monologues. Tu commets le mal, tu périras par le mal! Preuve à l'appui: la même Clémence, dans un délicieux petit livre précisément achevé d'imprimer en septembre 2007, signe ces vers: «Qu'est-ce qui consolerait / De voir le temps s'enfuir / À part le vin blanc?» Pénitence, la même Clémence, sur son lit d'hôpital, s'est fait du mouron non seulement pour ceux qui l'aiment, mais pour ses frères et soeurs de malheur. «Je m'en faisais pour les gens dans les autres chambres. J'ai entendu toute une nuit une dame qui agonisait. Un autre soir, quelqu'un qui pleurait. C'était terrible. Toi, t'es dans ta chambre, tu peux rien faire. Arrêtez-le de pleurer, quelqu'un! Faites-le rire! J'avais envie d'aller lui faire un monologue...»
Matière à monologue
On ne peut pas s'empêcher de penser que tout ça servira. Que tout ça est matière à monologue, justement. On ne peut pas ne pas évoquer La Jaquette de papier, célébrissime monologue du spectacle Les Retrouvailles de Clémence, et sa fameuse phrase devenue symbole de tout le système de santé canadien: «Assis-toi sur ta p'tite chaise de fer, la craque à l'air, pis espère.» La Jaquette de papier était la transposition de l'expérience d'hospitalisation de sa soeur. C'est tout l'art de Clémence: on aurait juré qu'elle parlait d'elle-même. Totale acuité du détail. Terrifiante drôlerie de la condition humaine. «C'était pareil à mon tour, sauf que les jaquettes que j'ai portées sont en tissu. Mais tout aussi inconfortables.»
Retrouvera-t-on l'Hélicochonnerie dans les spectacles de ce soir et demain (et d'avril, en supplémentaires) au Gesù? Cette rentrée tant attendue après 12 ans d'absence des scènes montréalaises, rentrée si dramatiquement reportée, ne pourra pas avoir lieu comme si de rien n'était. «C'est sûr que je vais parler de ce rendez-vous manqué. Qu'on était censés se voir en septembre. Et puis que vous m'avez attendue. Que j'ai été mise au pilori...» On s'esclaffe derechef. «Je vais en parler un peu. Pas trop. Et j'y reviendrai dans La Jaquette de papier. C'est l'avantage de mes monologues, ils sont vivants. Je me renouvelle avec le public, j'improvise, j'ajoute des choses. Mais j'écrirais pas tout un monologue là-dessus, c'est trop épuisant.»
De toute façon, Clémence n'écrit plus de monologues. «Je n'ai plus envie de ça. Trop fatigant à construire. Mais j'écris, j'écrirai toujours. Je suis une tête qui écrit.» Elle a beaucoup écrit, en effet, ces dernières années. Outre le délicieux petit livre cité plus haut (Ça dépend des jours — Poèmes parfois rimés, parfois libres, aux Éditions du Lilas, avec illustrations de l'auteure), elle s'est remise à l'écriture de chansons pour le spectacle (et le disque, en magasin bientôt) de Marie-Michèle Desrosiers. «Ça, j'en avais envie. J'avais une raison, une mission. J'aime tellement Marie, je suis amoureuse de sa voix. Je trouvais que son répertoire ne lui rendait pas justice. Elle qui a été toute sa vie la fille de Beau Dommage, elle était rendue la fille qui chante Noël! Je voulais qu'elle nous parle de la vie, de la mort, de l'amour, de ce qui nous fait et nous défait. Alors, je lui ai écrit des belles chansons.»
Cinquante ans depuis Jacques Normand
On écrira aussi beaucoup à propos de Clémence cette année, et pour cause: il y a 50 ans tout juste qu'elle débutait au cabaret, présentée par feu Jacques Normand. Hélène Pedneault achève la refonte de son monumental Notre Clémence, moitié biographie, moitié recueil de textes. «C'est bien, mais en même temps, ça fait drôle, ça sent la fin. J'haïs ça. Je vois mes amis partir, Sol [Marc Favreau], sa femme Micheline l'année d'après, Claude Léveillée qui est presque fini, Ferland qui a dit goodbye à la scène. Ça fait pas mal de fins pour quelqu'un qui a leur âge mais pas envie pantoute de partir. Mes 74 ans, je les refuse. C'est une erreur. J'ai pas 74, c'est un chiffre qui me va pas, c'est ben trop vieux. Moi, j'ai à peu près 35 ans. Avec 50 ans de carrière.»
Calculez ça comme vous voulez, Clémence se porte bien aujourd'hui, c'est l'essentiel. «Avant-hier encore, j'étais déprimée. Une espèce de dépression d'après l'hôpital. Mais juste le fait d'avoir à donner des entrevues, de sentir que je vais retrouver le contact des gens qui me sont fidèles, le désir est revenu. Je suis sortie de ma léthargie!» Coïncidence ou signe du destin, c'est en ce jour de première du spectacle Mes classiques en public au Gesù qu'est lancé le quatrième coffret Milles mots d'amour, avec un nouveau lot de lettres tendres (et cette fois-ci un CD de lettres des volumes précédents, lues par des acteurs), encore et toujours au bénéfice de l'organisme qui lui «tient le plus à coeur»: Les Impatients. «Leur plus grand drame, ce n'est pas la maladie mentale, c'est d'être délaissés. C'est la solitude qui tue. Quand on se sent aimé, c'est ce qu'il y a de plus beau sur Terre.»
Au moment de payer l'addition, des serveuses s'approchent. L'une dit à Clémence: «Il me semblait bien que votre voix ne m'était pas inconnue.» Clémence, du tac au tac, réplique: «Vous êtes sûre que c'est moi? Je peux vous faire un monologue...»