Sgt Pepper a visité l'Expo avant le reste de l'Amérique

Hier, il y a très exactement 40 ans, avait lieu la première audition publique de l'album mythique Sgt Pepper's Lonely Hearts Club Band en Amérique. Non pas à San Francisco, la mecque des hippies, non plus qu'à Los Angeles ou New York, mais bien à... Montréal, sur la pelouse du légendaire Pavillon de la jeunesse à l'Expo. Gracieuseté d'une hôtesse d'Air Canada.
En vérité, quelques privilégiés avaient déjà entendu l'album, pendant les semaines précédant la sortie officielle, le 1er juin en Angleterre et le 2 en Amérique, mais en privé. Ainsi, le musicien David Crosby, qui rendit visite au studio n° 2 dans la grande maison d'enregistrement des disques EMI sur Abbey Road pendant que les Beatles y gravaient pour l'éternité — à l'aide de trois pianos — l'accord de 53 secondes qui clôt A Day In The Life, revint en Californie avec un pressage d'essai de la chanson et le fit jouer aux autres Byrds et à tous leurs amis ébahis. Paul McCartney visita lui-même San Francisco en avril, une fois la dernière session d'enregistrement de Pepper complétée, de sorte que les membres du Grateful Dead, du Jefferson Airplane, des Beach Boys et The Mamas & The Papas en eurent la primeur. Derek Taylor, un intime des Beatles, alors relationniste des Beach Boys, l'entendit dans la Rolls psychédélique de Lennon au début de mai et en rapporta une copie à Los Angeles, laquelle joua sans interruption dans le bureau où l'on préparait le festival pop de Monterey.Mais c'est d'abord à Montréal que le grand public américain reçut la grande invitation des Beatles, telle que chantée en intro de l'album: «You're such a lovely audience / We'd like to take you home with us.» En 1992, à l'occasion des 25 ans de l'Expo et de Sgt. Pepper, Le Devoir rassemblait les témoins. Gilles Gougeon, aujourd'hui journaliste à Radio-Canada, organisait les débats publics quotidiens au Pavillon de la jeunesse pendant l'été de l'Expo, en plus de produire des émissions de radio et de télévision sur place. Il se souvient avec une émotion non dissimulée de ce 1er juin 1967. «Nous avions demandé à une hôtesse d'Air Canada de nous rapporter le disque le jour même de sa mise en vente à Londres. À son arrivée à Dorval, le disque fut immédiatement apporté à l'Expo. Nous avons largement annoncé l'audition publique du disque. Il y avait des milliers de jeunes [et moins jeunes] assis partout sur les terrains du pavillon dès l'heure du lunch. Vers 16h, nous avons fait tourner le disque dans des haut-parleurs installés partout.»
Et l'ambiance? «C'était comme une cérémonie religieuse. Le silence, l'émerveillement, le délire: toute la gamme des émotions a fait frissonner cette foule bigarrée qui comprenait de nombreux draft-dodgers américains fuyant à Montréal l'obligation de faire la guerre au Vietnam, des gens de tous les pays, des centaines de jeunes Québécois et des Canadiens anglophones, etc. Après une première audition, il a fallu évidemment remettre ça. Le disque a ainsi tourné sans interruption jusqu'à 2h du matin, heure à laquelle l'Expo fermait ses portes. Le lendemain, le disque tournait à la radio.»
Yves Laferrière, compositeur des trames sonores de Jésus de Montréal et de La Femme de l'hôtel, mais aussi bassiste de Contraction et du Ville-Émard Blues Band au début des années 70, s'occupait quant à lui de la programmation des spectacles en anglais au pavillon. «C'est un phénomène qui n'existe plus. La surproduction musicale actuelle banalise tout. En 1967, tout le monde attendait le nouveau Beatles. Qu'allaient-ils faire? On avait appris qu'ils prenaient de l'acide, on savait qu'ils préparaient quelque chose de révolutionnaire. On ne tenait plus en place tellement on avait hâte.»
De fait, les Beatles de 1967 n'avaient plus rien des quatre garçons dans le vent de 1964. Ils arboraient des moustaches victoriennes, portaient de vieux uniformes militaires, ne donnaient plus de spectacles et passaient le plus clair de leur temps en studio. Trois mois et demi de sessions pour un seul album, c'était inouï! À une époque où les microsillons étaient mis en boîte en une semaine, voire une journée, à une époque où l'on enregistrait seulement pendant les heures ouvrables, voilà que les Beatles élevaient la musique populaire au rang d'art, que les sons devenaient leurs palettes et que la volonté de créer une oeuvre valable et durable prenait le pas sur les horaires et les budgets. «Pop music is the classical music of now», affirmait McCartney à la télé. Toute l'industrie musicale en fut transformée.
Gilles Valiquette, déjà fan des Beatles mais pas encore le Gilles Valiquette de Je suis cool, était l'un des auditeurs à l'extérieur du Pavillon de la jeunesse en ce premier après-midi de juin et il ne s'en est jamais remis. «C'était pendant la période des examens à l'école, mais il fallait que je sois là. Personne n'a été déçu. Il y avait tellement de choses à découvrir là-dessus: Sgt Pepper nous a tenus occupés pendant tout l'été 67. Tu l'entendais partout. C'étaient les Beatles à leur maximum, en parfait équilibre entre les performances individuelles et les performances de groupe.»
«Pour ma génération, le 45-tours, le long-jeu, c'était le point de ralliement. Aujourd'hui, les gens sont divertis et sollicités par toutes sortes de choses, mais à ce moment-là, c'est la musique qui était le dénominateur commun. Et le point culminant de toute cette période, ç'a été Sgt Pepper. Quand le disque est sorti, on ne pouvait pas vivre si on ne l'avait pas, c'était pire que n'importe quelle drogue.»
Comme tout le monde, Valiquette a racheté Sgt Pepper en CD, mais il a conservé sa copie originale. «La pochette est tellement usée qu'on peut rentrer le disque par les huit côtés.» Faut-il rappeler que la pochette multicolore s'ouvrait, émerveillement supplémentaire, et contenait une feuille de dessins pop-art à découper? «C'est un des seuls disques de ma collection dont l'étiquette a blanchi à force de chercher le trou.»
Collaborateur du Devoir