Disques - Une première pour Gregory Charles
Si on affectionne les horribles clichés, on pourra dire qu'à quelque chose malheur est bon. Dans le cas de Gregory Charles, la catastrophe est survenue en décembre dernier lorsque, pendant l'entracte d'un spectacle de la tournée Noir et blanc donné à Montréal, il a fait une méchante chute. Tombé de la scène. Verdict: fracture du coude, l'articulation en miettes. Les médecins l'ont prévenu, il y avait possibilité qu'il ne puisse plus jamais jouer de la musique, lui qui vit par et pour elle.
Au milieu d'une fort compréhensible anxiété, il s'est agrippé à ce qu'il pouvait. À l'idée que son corps venait peut-être de lui dire qu'il en faisait un peu trop. «Je me suis aussi dit que, si je ne pouvais plus jouer, il me restait une avenue: écrire. Écrire des chansons, raconte-t-il avec sa faconde habituelle. J'avais passé les quatre dernières années à piger dans les chansons des autres. L'occasion était belle de faire enfin les miennes.»Quelques courts mois plus tard, le résultat de ce congé forcé de la scène — son «but», dit-il, reste quand même de «faire des shows» —s'apprête à être divulgué. Lundi prochain aura lieu le lancement du premier album d'auteur-compositeur-interprète de Gregory Char-
les, intitulé I Think of You, dont on connaît déjà la pièce du même titre, qui a connu un succès remarqué au printemps, se hissant jusqu'à la première place du palmarès radiophonique, cela bien que plusieurs personnes aient d'abord eu du mal à identifier la voix. Par-delà le propos, l'idée sous-jacente est claire: percer le marché du Canada anglais et donner au chanteur une assise pour une éventuelle nouvelle série de spectacles. (Le bras gauche est toujours en réhabilitation, mais ça va, dit le principal intéressé.) Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la maison Sony s'est chargée de la production et de la promotion du disque.
Disons-le, quand on possède une oreille de béotien, l'album demande plusieurs écoutes avant que d'être apprivoisé, et I Think of You, la toune, n'annonce pas vraiment ce qui suit. L'ensemble est éclectique et laisse entrevoir (entrentendre?) une large palette d'emprunts. Du reste, lorsqu'on demande à Gregory Charles de décrire le style de musique qu'il a fait, il convient qu'il n'y a pas de réponse précise. «C'est du... Gregory Charles», finit-il par dire. Inclassable? Le créateur, qui confie aimer tout, ne se formaliserait pas d'arriver là où on ne l'attend pas.
Un lien de circonstances
En fait, s'il y a une unité dans l'oeuvre, elle se situerait plutôt du côté des textes. On savait déjà l'attrait de Gregory Charles pour la mélodie, le voilà homme de paroles. Et toujours, de liens. Prenons par exemple son émission hebdomadaire à la radio de Radio-Canada, Des airs de toi. Il semble s'en aller dans toutes les directions en même temps, il multiplie les digressions (qui se terminent inévitablement par «Entuka»), et une large place est en effet laissée à l'improvisation. Mais un thème ficelle le tout.
C'est la même chose pour cet album: «Il n'y a pas de lien de style musical, mais un de circonstances», dit-il. Et la circonstance charnière, poursuit-il, c'est la mort soudaine et inattendue d'un être cher, il y a de cela quelques années, dans un accident. Il ne veut pas préciser de qui il s'agissait ni ce qui s'est produit, mais il a constaté qu'il n'avait jamais vraiment fait son deuil. Ç'a été le point de départ d'I Think of You, l'engagement à ne pas oublier. «Après ma blessure, je me suis retrouvé tout seul avec moi-même, et je me suis rendu compte que je m'étais diverti par le travail pour éviter d'affronter la question. Si ce n'était pas arrivé, je n'aurais peut-être pas fait cette démarche-là.»
Toutes les chansons portent donc, en les abordant sous des angles différents, sur les relations entre deux personnes. Pas seulement de couple, mais souvent de couple. Our House, par exemple, traite de la difficulté de vivre sous un même toit. Plusieurs chansons sont en forme de promesse. D'autres, de reconnaissance de peine ou de douleur. Au fil des pièces, une boucle se boucle. Sujet usé, pourtant, les sempiternelles relations humaines, non? «Moi, je n'en avais jamais parlé, y compris à moi-même. Et je pense que j'ai des choses originales à dire là-dessus», raconte Gregory Charles.
Cet album, entièrement en anglais, en précède donc un autre, en français, qui sortira on ne sait pas encore quand et dont les chansons sont déjà prêtes. Pendant un temps, Gregory Charles a jonglé avec l'idée d'un album double bilingue, mais on l'a convaincu qu'en matière de marketing, c'était courir au-devant des problèmes. Une chose à la fois, comme le dit un autre horrible cliché, ce qui va peut-être à l'encontre des habitudes du bonhomme...