Disque - Proust, Gabriel: même combat!
La dernière fois que l'Iroquois du Genesis première époque (et chouchou à vie du Québec de la génération prog) avait daigné sortir de son tipi à grandeur de planète appelé Real World et faire entendre de nouvelles chansons-fleuves, c'était il y a dix ans.
Dix ans d'intervalle entre les parutions des albums Us et Up. Dix ans, dont huit en studio, entre autres activités. Et on trouve ça normal. Pensez qu'en dix ans, les Beatles sont venus, ont vaincu et sont repartis. En dix ans, les carrières entières de Jimi Hendrix et de Buddy Holly sont incluses, bout à bout. À cet effarant rythme-là, Gabriel offrira au monde quatre, peut-être cinq albums de matériel neuf avant de célébrer son centenaire.Pourquoi je fais de cette décennie d'écart un tel cas? Parce qu'on trouve ça normal, justement. Peter Gabriel étant considéré comme un artiste important, parce qu'il fait oeuvre, parce qu'on le sait extraordinairement exigeant, parce qu'il va chercher au fin fond de lui-même la matière de son art et ne recule devant aucun sujet (c'est particulièrement vrai pour Up: il cause de sa condition de mortel dans No Way Out, de la peur enfantine du noir et des monstres dans Darkness, de la décadence dans la parodique The Barry Williams Show, et ainsi de suite), on se dit que Proust et lui, c'est kif-kif. Même combat. Même recherche infinie du temps perdu.
Eh ben je m'inscris en faux. Un album de musique pop n'est jamais qu'un album de musique pop. Tel notre Pag national, qui n'a pas offert la moindre chanson neuve depuis la fin des années 80 parce que son fameux projet de «patchwork de moments de grâce» n'aboutit jamais, Gabriel accorde une valeur démesurée à sa production. Qu'il lèche, qu'il peaufine, qu'il distille goutte à goutte son océan de musique, qu'il épure à partir de mille strates de notes et de bruits divers, je veux bien, mais après six mois, franchement, c'est du niaisage. De l'indulgence. Du gaspillage. De la barbe qui blanchit.
Up vaut six mois de travail, pas plus. Six mois pour une heure d'écoute: le ratio est honnête. Pas besoin de plus pour en arriver à brosser ce tableau noir foncé des dures réalités de la vie, si fins soient les traits, si justes soient les observations, si subtil soit le jeu des as Tony Levin, Manu Katché, Shankar et compagnie, si heureuses soient les contributions des invités Peter Green, Daniel Lanois, Blind Boys Of Alabama et feu Nusrat Fateh Ali Khan (lequel a eu le temps de mourir avant que la chanson Signal Of Noise fasse surface, c'est dire). La mélodie de Sky Blue ne serait pas moins belle si la chanson avait été créée avant-hier et enregistrée hier, piano-voix. Pareil pour My Head Sounds Like That: la très lente ballade est prenante et triste et pertinente et tout ça, mais certainement pas plus forte ou réussie ou achevée que Biko ou Carpet Crawlers. Up est un disque de très grande valeur mais qui ne vaut pas dix ans d'une vie. Même si on l'écoutera au moins aussi longtemps.
Je ne peux m'empêcher de penser qu'on y perd tous au change, qu'on aurait pu avoir quatre albums tout aussi valables de Gabriel dans le même temps (et quelques spectacles au passage), pour peu que l'homme se soit imposé des échéances raisonnables et un brin contraignantes. «Old men take a little longer to get up», badine ces jours-ci Gabriel en entrevue. À ce point-là, j'irais voir mon médecin.