L'entrevue - Assumer son regard

Michaëlle Jean, photographiée au Centre de l'information de Radio-Canada, son lieu de travail:
Photo: Jacques Grenier Michaëlle Jean, photographiée au Centre de l'information de Radio-Canada, son lieu de travail: "Penser, c'est déjà être dans l'action."

Michaëlle Jean n'avait pas 30 ans quand elle est devenue une figure de proue du journalisme télévisé. Auparavant, elle s'était consacrée à l'étude des langues, comme si elle avait su d'instinct que cet apprentissage allait devenir un outil précieux pour le travail qu'elle effectue maintenant. Selon elle, le journalisme exige davantage qu'un engagement personnel. Car il est instrument de démocratie.

En 1968, François Duvalier règne en dictateur sur Haïti; est encore une enfant quand sa famille se voit forcée de quitter son pays pour s'installer au Québec. «Je me suis bien intégrée ici depuis, mais j'éprouve encore de la colère quand je pense à Haïti, à l'irresponsabilité des gouvernements qui s'y sont succédé.»

Après avoir terminé son secondaire à 15 ans, voyagé et conquis son autonomie, elle complète une maîtrise en langues et littérature comparée tout en travaillant auprès du Regroupement provincial des maisons d'hébergement et de transition pour femmes victimes de violence conjugale au Québec, de 1979 à 1987. «Ma grand-mère a élevé seule cinq enfants qui ont tous étudié. Ma mère a donc eu la chance de s'instruire; elle lisait beaucoup, s'intéressait au féminisme, à la philosophie et aux langues. Mon père, qui était prof de philo, a beaucoup voyagé. Petite, j'ai souvent entendu dire que l'instruction était la clé de la liberté. Cela constituait une bonne base pour le journalisme, qui requiert discipline et méthode.»

«Le messager est essentiel»

Une première expérience journalistique allait la ramener dans son pays natal à l'occasion du documentaire Haïti nous sommes là, Ayiti nou la, coproduit par l'ONF et l'émission Le Point de Radio-Canada sous la direction de la cinéaste Tahani Rached. Le film a été tourné en novembre 1987, dans la tourmente des premières élections haïtiennes libres et démocratiques qui se sont soldées tragiquement par un massacre des électeurs. Michaëlle Jean et l'équipe de tournage ont dû rentrer d'urgence après avoir été attaqués à la roquette par un groupe de miliciens.

L'expérience fut déterminante. Michaëlle Jean a été marquée par le travail des journalistes haïtiens. «J'ai vu ce que ce rôle signifiait. Leur micro tendu voulait dire quelque chose. Ils savaient raconter avec leurs mots dans la langue de la rue et ils se sentaient investis de responsabilités. Je me suis dit: c'est donc ça, être journaliste!» On a beaucoup à apprendre, souligne-t-elle, des journalistes des pays pauvres, de leur conviction, du feu qui les anime. «Ils sont prêts à tout et participent à une éducation civique. Ils se voient comme une courroie de transmission.»

Depuis 1988, Michaëlle Jean joue un rôle de premier plan sur la scène de l'information télévisée. Selon elle, le messager est essentiel, et le dogme de l'objectivité et de la neutralité, dépassé. «On ne peut rester neutre devant les réalités que la vie nous impose. J'ai une complicité intellectuelle intense avec mon mari Jean-Daniel Lafond. La dynamique d'échange est importante entre nous. La liberté que nous partageons a influencé ma façon de travailler, explique-t-elle. Cette possibilité d'avoir un point de vue sur les choses, un regard qui s'assume, est essentielle; elle a modifié mon rapport avec l'information. Même au Téléjournal, j'assume mon regard et ce qui passe par ma voix. Je ne peux pas dire les choses sans m'impliquer avec intensité.»

L'information: un moteur du changement

Elle considère l'information comme un élément primordial qui permet d'agir contre l'indifférence. «Si on veut faire reculer l'indifférence — c'est la ligne de conduite que je me suis tracée — on doit donner aux gens ce dont ils ont besoin pour lutter contre leur impuissance. Il faut les outiller, c'est-à-dire les informer. Penser, c'est déjà être dans l'action. Les professionnels de l'information sont des agents de changement investis d'une responsabilité citoyenne.»

Depuis les débuts de Michaëlle Jean à la télévision en 1988, l'information a beaucoup évolué. «L'arrivée de RDI en 1995 a provoqué un virage technologique important; il fallait accompagner cette rapidité de réaction, avec ses effets pervers.» La façon de contrer ces effets, selon elle, c'est d'offrir des formules différentes: des reportages, par exemple des tables rondes, des rendez-vous de l'information et des entrevues de fond. «Il faut proposer différents regards et des temps d'arrêt. C'est la variété qui constitue une richesse.» Un risque de la couverture abondante en direct est que le spectaculaire l'emporte. «Il y a débat constant à ce sujet au Centre de l'information de Radio-Canada; c'est la dynamique d'une salle de nouvelles. Les dérapages sont inévitables. Il faut parfois mettre un holà et ralentir la machine.»

Négocier le virage

«L'information continue donne une prise directe sur les événements en proximité avec ceux-ci. Mais ses exigences brûlent des ressources chez les artisans: on a moins de temps pour se préparer, on n'arrête jamais de travailler car il faut combler toutes les lacunes, explique la journaliste. En conséquence, le stress augmente. À la longue, la rapidité nous met en péril et le sprint devient casse-gueule car la caméra trahit autant l'ignorance que le savoir. Devant l'abondance de l'information, on dispose de moins de temps pour aller en profondeur.»

Pour approfondir et favoriser la rencontre, justement, elle a proposé Michaëlle, une émission d'une heure pendant laquelle elle explore la pensée d'une personne invitée en l'interrogeant sur un sujet donné. «Notre équipe est restreinte; les communications sont aisées. Ma préparation constitue ma zone de confort, et je la soigne, car il ne faut pas que la rencontre sente l'effort.» Michaëlle Jean accorde une grande valeur à la réciprocité, à la qualité des rapports et à l'esprit d'équipe dans le travail. «Je me vois comme le maillon d'une chaîne. J'essaie d'abolir la barrière hiérarchique avec mes collègues Yves Bournival [monteur], Sébastien Barangé [recherchiste], Gérald Mathon [réalisateur] et Dominique Rajotte [rédactrice en chef], car je sais trop bien ce que c'est, ne pas être considéré. On travaille dans la joie et notre mise en commun est riche et dynamique. Il y a beaucoup de fraternité et quand je flanche, je me sens appuyée.»

Michaëlle Jean reconnaît que les femmes rencontrent des embûches particulières dans le monde de l'information. «Par exemple, il est urgent de régler le problème de l'équité salariale à Radio-Canada. Une institution publique ne peut pas tolérer cette incohérence. Je suis contente que l'abcès soit crevé et qu'on y travaille.»

- Michaëlle Jean remplace Bernard Derome au Téléjournal trois semaines à partir de ce soir. Michaëlle est rediffusé cet été sur la première chaîne le dimanche à 14h et sur RDI à 22h.

Collaboratrice du Devoir

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