Cesser de s’informer pour cesser d’être stressé?

Le sombre tableau mondial dépeint par les médias les stresse ; l’afflux d’actualités redondantes les fatigue. Pour échapper au marasme ambiant, de plus en plus de Québécois décident de réduire radicalement leur exposition aux nouvelles, voire de s’en couper complètement. Une situation qui pousse les salles de rédaction à faire de l’information autrement.
« Entre la COVID-19, la société intransigeante, les théories du complot, la guerre en Ukraine, tout allait mal. Plus je lisais, plus je nourrissais une grande désillusion face à l’avenir, une peur que mes enfants vivent une catastrophe », confie Nathalie Boucher.
C’est à l’été 2022 que la femme de 56 ans a pris conscience de l’impact de son rapport à l’information sur sa qualité de vie. Tout juste retraitée, l’ex-ergothérapeute s’était installée sur une île du Bas-Saint-Laurent sans télé ni Internet pendant un mois. Tout un changement pour celle qui lisait régulièrement les journaux et regardait les nouvelles à la télé ou sur son cellulaire.
« J’ai vu une baisse de mon niveau de stress. Au début, j’ai associé ça à la fin du travail », se souvient-elle. Mais lorsqu’elle a retrouvé sa routine informationnelle, les maux des mois précédents sont revenus au galop : lassitude, manque d’énergie, tristesse, sommeil agité. « J’ai compris que je faisais une overdose de mauvaises nouvelles. »
Nathalie Boucher s’est donc coupée complètement des informations pour retrouver sa joie de vivre. « Si la planète doit péter, ça ne sert à rien que je stresse un an, six mois ou trois semaines avant. Je n’y peux rien », lance-t-elle, comptant sur son entourage pour la prévenir des actualités importantes. « J’avoue : c’est faire l’autruche. Mais je me sens bien », ajoute-t-elle.
Vouloir décrocher des nouvelles est un réflexe normal, selon Marc-Simon Drouin, professeur au Département de psychologie de l’UQAM. « Avec l’info en continu, la multiplication des plateformes, on a largement dépassé notre capacité d’assimiler toutes ces infos. Ça crée des niveaux de tension et d’anxiété élevés, un sentiment d’impuissance, de perte de contrôle », explique le psychologue.
Depuis la pandémie, ses patients sont de plus en plus nombreux à adopter une stratégie d’évitement. « C’est correct de s’accorder des pauses, mais se couper totalement, lorsqu’on est isolé surtout, ça peut mettre à risque de devenir inconscient, d’être mal préparé à des situations qui nous concernent », prévient-il.
Le mal du siècle ?
Peu d’études se sont penchées sur la fatigue informationnelle, mais le Digital News Report, une enquête internationale menée annuellement par le Reuters Institute, permet d’observer une tendance à la hausse du phénomène au pays. En 2022, 71 % des Canadiens disaient avoir occasionnellement évité les nouvelles ; ils étaient 58 % en 2019.
« Et encore, le dernier coup de sonde remonte avant la guerre en Ukraine », note la directrice du Centre d’étude sur les médias (CEM) de l’Université Laval, Colette Brin, qui coordonne le volet local du Digital News Report et participe samedi à un panel sur la fatigue informationnelle au Festival international du journalisme de Carleton-sur-Mer.
Elle reconnaît que les nouvelles des deux dernières années ont pu être très anxiogènes, mais soutient que la fatigue informationnelle est un problème de plus longue date. « On parle d’infobésité depuis des dizaines d’années. Le phénomène s’est surtout accéléré et exacerbé, les gens ont atteint un ras-le-bol. »
C’est le cas de Karine L’Ériger, 38 ans, qui a lâché prise dès 2012, lors du Printemps érable. « Les médias parlaient toujours de la même chose : des manifestations et des revendications, et rien ne changeait. Je me suis tannée. De manière générale, les nouvelles sont trop répétitives, trop négatives. » À l’époque, elle commençait et terminait sa journée en regardant les informations à la télé. « Le matin, ça m’empêchait d’être positive pour le reste de ma journée, et le soir, c’était difficile de m’endormir », se souvient-elle, expliquant avoir ainsi abandonné sa routine pour prioriser son bien-être.
Onze ans plus tard, sa diète médiatique perdure. Elle n’a pas de télévision, elle écoute le moins possible la radio et elle consulte rarement les journaux de son propre chef. « J’ai la chance d’avoir un entourage qui se renseigne beaucoup. S’il y a une grande nouvelle, c’est sûr que je vais le savoir. Et ça ne m’empêche pas d’aller lire des articles si quelque chose m’interpelle. »
Prise de conscience
À travers les études ou les témoignages recueillis par Le Devoir, les raisons invoquées pour justifier cette attitude d’évitement se recoupent : nouvelles trop négatives, surcharge d’informations, sujets répétitifs, opinions clivantes.
Les grands médias ont d’ailleurs pris conscience de cette situation, qui les pousse à faire de l’information différemment. « On est sensibles au fait que les gens ont besoin d’informations autres que la nouvelle essentielle, ce que certains considèrent comme des mauvaises nouvelles. […] On fait davantage de séries en profondeur, de portraits de modèles inspirants », donne en exemple la directrice générale de l’information de Radio-Canada, Luce Julien.
Même son de cloche du côté d’autres médias consultés. Au 98,5 FM, on cherche quotidiennement un équilibre en diversifiant les sujets et les intervenants, pour apporter plus de « légèreté » aux émissions, souligne Julie-Christine Gagnon, directrice des programmes. À La Presse, on propose davantage de sujets « inspirants, divertissants, positifs », indique l’éditeur adjoint François Cardinal. Au Devoir aussi, on mise sur des contenus plus « ludiques » et des « histoires inspirantes ».
« Mais on ne peut pas, au nom de la fatigue informationnelle, se priver de jouer notre rôle d’informer les citoyens en levant le nez sur des sujets difficiles. On ne peut pas non plus se priver d’aller à la rencontre de nos publics sur les différentes plateformes numériques », soutient le directeur du Devoir, Brian Myles. Un avis que partage notamment Luce Julien.
Colette Brin, du CEM, ajoute qu’il en va aussi de la survie des médias, désormais en concurrence avec toutes sortes de sources plus ou moins fiables et qui se font voler la majeure partie des revenus publicitaires par les Google et Meta de ce monde. « Je comprends que ce soit difficile de débarquer du manège. En faire moins, c’est risquer de cesser d’exister aux yeux du public. Mais je pense que les médias gagneraient à ralentir, à mettre de côté la course aux clics pour approfondir les sujets importants. »