Le manque de camelots précipite la fin des journaux papier

Ces trois dernières années, entre la pandémie, la pénurie de main-d’œuvre généralisée et l’inflation, le manque de camelots s’est accentué et est devenu un réel problème pour plusieurs médias. 
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Ces trois dernières années, entre la pandémie, la pénurie de main-d’œuvre généralisée et l’inflation, le manque de camelots s’est accentué et est devenu un réel problème pour plusieurs médias. 

La pénurie de camelots se fait de plus en plus ressentir au Québec. En ville comme en région, nombre de lecteurs ne reçoivent plus leur journal papier et finissent par résilier leur abonnement. Une situation qui donne du fil à retordre aux grands médias et qui précipite la fin de leurs éditions imprimées.

André Bigras, 81 ans, est abonné au Devoir depuis l’âge de 14 ans. Il aime recevoir chaque jour son exemplaire papier, n’hésitant pas à annoter les pages et à découper les articles les plus marquants pour les conserver. Mais ce dernier mois, il a dû suspendre son abonnement à contrecoeur, ne pouvant pas recevoir son journal papier à son chalet près de Namur, en Outaouais, où il passe désormais la majeure partie de son temps.

« C’est trop éloigné. Il n’y a pas de camelot dans ce coin et aucun point de chute pour recevoir mon journal. Il aurait fallu que je passe par Postes Canada ou que je l’achète à l’unité chaque jour, mais c’est trois fois plus cher », explique-t-il.

Il s’est quand même tourné vers un abonnement numérique pour rester informé. Mais l’expérience est « décevante », dit-il. « Je suis le premier à critiquer le fait qu’on est beaucoup devant nos écrans, alors lire mon journal assis devant mon ordinateur, ça me rejoint moins. Ça me manque, de pouvoir lire mon Devoir partout, même jusque dans mon bain », dit-il, n’excluant pas de se désabonner complètement.

Comme André Bigras, de plus en plus de lecteurs encore attachés à leur journal papier se voient forcés de tirer un trait sur leur abonnement en raison de la pénurie de camelots dans leur secteur. Une situation qui concerne plusieurs journaux à travers la province et qui ne touche pas seulement les lecteurs établis en région.

Francis Boucher, qui vit en plein coeur du quartier Villeray à Montréal, a aussi été touché par le manque de camelots. Ne recevant plus son exemplaire du Journal de Montréal depuis janvier, il a résilié son abonnement, refusant pour sa part de passer au numérique. « C’est peut-être catégorique, mais pour moi, c’est le papier ou rien », raconte l’homme dans la quarantaine. « Ce n’est pas la même lecture que sur l’écran. Le papier, on se l’approprie, on le tord, on le plie, on le déchire, on le hume. J’ai l’impression d’entrer davantage dans le texte avec une version papier, je ne suis pas distrait par autre chose sur mon écran. C’est vraiment dommage de perdre ce rituel. »

Je suis le premier à critiquer le fait qu’on est beaucoup devant nos écrans, alors lire mon journal assis devant mon ordinateur, ça me rejoint moins. Ça me manque de pouvoir lire mon Devoir partout, même jusque dans mon bain. 

Un problème grandissant

Ces trois dernières années, entre la pandémie, la pénurie de main-d’oeuvre généralisée et l’inflation, le manque de camelots s’est accentué et est devenu un réel problème pour plusieurs médias.

Au Devoir, par exemple, près de 10 % des abonnés papier en semaine n’ont actuellement plus de livraison à domicile, indique la vice-présidente au développement du quotidien, Christianne Benjamin. Messageries Dynamiques — l’entreprise qui distribue Le Devoir, Le Journal de Montréal, Le Journal de Québec et plusieurs magazines — a même dû abandonner certains secteurs pour de bon. Le distributeur a pourtant redoublé d’efforts afin de recruter et de retenir les camelots, avec des primes de rétention et des bonifications sur la qualité de la livraison, affirme Mme Benjamin.

C’est peut-être catégorique, mais pour moi, c’est le papier ou rien. Ce n’est pas la même lecture que sur l’écran. Le papier, on se l’approprie, on le tord, on le plie, on le déchire, on le hume. J’ai l’impression d’entrer davantage dans le texte avec une version papier, je ne suis pas distrait par autre chose sur mon écran. C’est vraiment dommage de perdre ce rituel.

Il faut dire que les conditions de travail ne sont pas très attirantes, concède-t-elle. Être camelot, c’est travailler la nuit, de 2 h à 6 h du matin, dans des conditions météorologiques parfois difficiles. De plus, les camelots ne perçoivent pas de salaire horaire, mais plutôt un montant fixe par journal distribué. Un montant « qui n’a pas nécessairement suivi l’inflation, même si des rajustements ont eu lieu ».

« Ça décourage beaucoup de personnes. Les gens préfèrent aujourd’hui faire de la livraison Uber, par exemple, pour travailler de jour, selon leurs horaires, avec plus de flexibilité », fait remarquer Christianne Benjamin.

La fin du papier ?

« On est vraiment tous dans le même bain », laisse tomber Bruno Savard, directeur de la diffusion multimédia pour les Coops de l’information, dont les six journaux — Le Soleil (Québec), Le Droit (Ottawa-Gatineau), Le Nouvelliste (Trois-Rivières), La Tribune (Sherbrooke), Le Quotidien (Saguenay) et La Voix de l’Est (Granby) — gèrent chacun leur propre système de distribution.

« On n’a aucun abonné papier sur pause en ce moment, mais c’est aussi parce que le papier est devenu hebdomadaire. En 2020, quand on était encore un quotidien, ç’a été difficile de trouver des camelots. On a dû allonger les trajets, et la distribution s’étirait sur l’heure du dîner. Ça arrivait souvent que les gens se désabonnent à cause du retard », rapporte-t-il. Une situation qui perdure même si la distribution ne se fait désormais que le samedi.

Selon M. Savard, la pénurie de camelots, cumulée à l’explosion des coûts du papier journal, a d’ailleurs accéléré la décision des Coops de l’information d’abandonner totalement leur édition papier d’ici la fin de l’année.

Au Devoir, on assure que la situation actuelle ne met pas en péril la version papier du quotidien. Christianne Benjamin reconnaît toutefois que cela pourrait devenir « un gros enjeu » si le pourcentage d’abonnés n’ayant plus de service de livraison atteignait 20 %, par exemple.

Il n’a pas été possible de connaître l’ampleur du problème au Journal de Montréal et au Journal de Québec, Québecor n’ayant pas répondu à nos demandes d’entrevue. Mais lorsque l’entreprise a annoncé en décembre mettre fin à l’édition papier du dimanche de ses deux quotidiens, elle a mentionné la pénurie de camelots parmi les facteurs ayant influencé sa décision.

« On le voit clairement, les médias coupent dans le papier les uns après les autres. Pour ceux qui restent, le décompte est lancé. C’est vraiment la fin d’une époque », analyse le professeur de journalisme à l’UQAM Patrick White, qui prédit la fin du papier d’ici deux à trois ans.

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