Le coup de gueule de Bernard Derome

Près de 15 ans après avoir quitté la barre du « Téléjournal », Bernard Derome est, ce mois-ci, porte-parole des Semaines de la presse et des médias.
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Près de 15 ans après avoir quitté la barre du « Téléjournal », Bernard Derome est, ce mois-ci, porte-parole des Semaines de la presse et des médias.

Près de 15 ans après avoir quitté la barre du Téléjournal, Bernard Derome est toujours passionné par le métier qu’il a exercé durant plus de 40 ans, et qu’il n’a au fond jamais vraiment quitté. Celui qui est porte-parole ce mois-ci des Semaines de la presse et des médias se fait un point d’honneur de défendre le travail des journalistes, qui sont trop souvent malmenés par les temps qui courent, à son avis.

Bernard Derome en a contre ce discours populiste, ouvertement hostile aux médias, porté au Canada entre autres par Pierre Poilievre. Le chef conservateur entretient une relation orageuse avec la presse parlementaire et a pris en grippe le diffuseur public, ce qui exaspère Bernard Derome. Lorsqu’il en parle, la voix si rassurante de l’ancien chef d’antenne grimpe aussitôt d’un cran pour atteindre un registre que les téléspectateurs ne lui connaissent pas.

Je ne pense pas qu’il [Pierre Poilievre] aille jusqu’à privatiser, ni CBC ni Radio-Canada, si jamais il venait à être premier ministre

 

« Venant de quelqu’un qui aspire à devenir premier ministre du Canada, c’est d’une irresponsabilité, c’est d’un mépris ! Mépris face à l’intelligence, face à la démocratie. C’est très grave. Déjà que ses sorties sur la cryptomonnaie, ce n’était pas fort, là, c’est encore pire. Ça va lui rester », lance Bernard Derome, qui ne décolère pas, et qui n’a pas l’habitude de sortir du devoir de réserve qu’il s’est efforcé de respecter tout au long de sa prolifique carrière.

De son arrivée à Radio-Canada, en 1965, jusqu’à son départ, en 2008, Bernard Derome en a pourtant entendu, des critiques, souvent très dures, à l’endroit du diffuseur public. Pierre Elliott Trudeau en parlait comme d’un « nid de séparatistes ». Stephen Harper cultivait aussi une certaine aversion pour CBC/Radio-Canada, dont il a réduit le financement de 10 % en trois ans. Des compressions qui suivaient celles effectuées sous Jean Chrétien, les plus importantes de l’histoire de la société d’État.

Pour autant, Bernard Derome constate que la méfiance à l’égard de CBC/Radio-Canada n’avait jamais atteint un tel niveau en politique canadienne avant l’arrivée de Pierre Poilievre à la tête du Parti conservateur. Rappelons que ce dernier promet de privatiser CBC, mais demeure plus évasif quant au sort qu’il compte réserver à Radio-Canada.

« Je trouve ça très révoltant et malsain, pour le climat de suspicion contre Radio-Canada que ça instaure. Mais honnêtement, je ne pense pas qu’il aille jusqu’à privatiser, ni CBC ni Radio-Canada, si jamais il venait à être premier ministre. S’il faisait ça, il y aurait un tollé incroyable », ajoute plus calmement Bernard Derome, qui reprend dès lors la voix apaisante qu’on lui connaît, celle qui a bordé les Québécois durant plus de 30 ans sur le coup de 22 h.

Dérive

Bernard Derome demeure profondément attaché à l’institution où il a passé presque toute sa carrière. Il n’est pas de ceux qui donnent dans la nostalgie. L’ancienne tête d’affiche préfère saluer le travail des journalistes de Radio-Canada, particulièrement impressionné par la qualité de leur couverture des enjeux internationaux, malgré les coupes des dernières décennies.

Il se fait plus critique, cela dit, de la haute direction. L’ex-présentateur du Téléjournal faisait partie l’été dernier des signataires d’une lettre ouverte implorant la société d’État de ne pas s’excuser après que le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) eut blâmé l’utilisation du « mot en n » dans une chronique qui mentionnait le titre du livre de Pierre Vallières. Or, le diffuseur public s’est finalement excusé, tout en portant la décision du CRTC en appel.

« On n’aurait pas dû s’excuser. La direction s’est mise à genoux […] Le mot en n, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Il faut appeler un chat un chat. Oui, il y a le respect, mais il y a les normes journalistiques. Il faut rendre compte de la réalité. C’est toujours bien comme ça qu’il s’appelle, le livre », souligne Bernard Derome, qui dit observer en ondes une certaine confusion entre journalisme et militantisme à l’occasion.

Pour lui, les deux sont irréconciliables. Il s’indigne d’ailleurs que la présidente-directrice générale de la société d’État, Catherine Tait, ait invité les journalistes à participer à une marche en mémoire des victimes des pensionnats pour Autochtones. « J’espère que c’est un oubli de sa part, parce que c’est inconcevable ! » renchérit-il, en évoquant une différence de culture entre CBC et Radio-Canada.

De l’importance des téléjournaux

Celui qui aura 80 ans l’an prochain n’a rien perdu de sa fougue, ni de sa curiosité insatiable. Il suit encore l’actualité assidûment, et peut parler à brûle-pourpoint du décès de Gordon Lightfoot ou de la guerre civile au Soudan avec la même érudition. Ce monument de l’information s’avoue un peu dépassé cependant par les réseaux sociaux, qui ont imposé une vitesse effrénée, pour ne pas dire infernale, dans les salles de nouvelles.

Il s’estime chanceux d’ailleurs d’avoir pris sa retraite en 2008, juste avant que Facebook et Twitter ne changent complètement la donne. À l’époque, Le Téléjournal de 22 h demeurait une référence. Mais depuis, ce rendez-vous a perdu de son lustre, se désole-t-il. À l’ère des journaux télévisés et des réseaux sociaux, alors que l’on est bombardé d’informations à toute heure du jour, les journaux télévisés seraient-ils devenus anachroniques ? Au contraire, rétorque Bernard Derome.

« S’informer à la carte, prendre ce qui nous intéresse, c’est une chose. Mais je pense qu’il nous faut encore un rendez-vous pour avoir une vue d’ensemble sur ce qui se passe sur la planète. Aujourd’hui, les gens reçoivent des alertes sur leur téléphone et sur leur tablette. Ils sont au courant de ce qui se passe, mais ils ne sont pas pour autant informés. Ce n’est pas vrai que c’est la même chose. Pour s’informer, il faut encore faire un peu d’effort », soutient-il, en invitant la population à s’intéresser de plus près au travail des journalistes.

Pour démystifier la réalité des journalistes, la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) organise les Semaines de la presse et des médias, dont Bernard Derome est le porte-parole. Jusqu’à la fin mai, différentes activités seront organisées un peu partout au Québec.

À voir en vidéo