Le «mirage» des médias numériques à la «Vice»

Vice, BuzzFeed ou encore le Huffington Post : tous faisaient l’envie il y a encore cinq ans dans le monde des médias. Au moment où les journaux partout dans le monde vivaient une crise sans précédent, ces nouvelles plateformes exclusivement numériques ont connu une croissance phénoménale avec leurs contenus taillés sur mesure pour les « millénariaux », mêlant divertissement et information. Or, toute cette frénésie n’aura été que passagère.
Le New York Times révélait lundi que Vice était en passe de déclarer faillite, faute d’investisseurs capables d’assumer les dettes que la compagnie américaine a accumulées durant sa phase de croissance effrénée. Pas plus tard qu’à la fin avril, c’était au tour de son concurrent BuzzFeed d’annoncer la fermeture de sa salle de nouvelles après un passage en Bourse raté et une baisse des revenus publicitaires.
« Les ambitions étaient trop grandes. En 2010, ces sites croyaient avoir la recette miracle pour échapper à la crise des médias. Ça a été un peu un mirage. […] Le nerf de la guerre, ça reste la publicité. L’audience est là. Mais même si trois millions de personnes te suivent, si tu n’arrives pas à monétiser tes contenus, ça veut dire que tu ne fais pas d’argent », explique Patrick White, professeur de journalisme à l’École des médias de l’UQAM.
Patrick White a été aux premières loges de cette effervescence, au début des années 2010, lorsqu’on croyait que ces sites exclusivement numériques — les « pure players », comme on les appelle dans le jargon — représentaient l’avenir des médias. M. White fut, de 2011 à 2018, rédacteur en chef du HuffPost Québec, qui a compté à son apogée 25 employés permanents, en plus d’une cinquantaine de pigistes. Le Huffington Post a finalement cessé ses activités au Québec en 2021. La plateforme Vice a fermé son bureau à Montréal en 2019.
Victimes des algorithmes
Le modèle d’affaires de ces pure players a suscité l’envie des grands groupes médiatiques traditionnels, inquiets de voir les jeunes se détourner des journaux et de la télévision. Ainsi est né en 2017 Rad, « laboratoire de journalisme » de Radio-Canada. Québecor a parié pour sa part sur le 24 heures, ancien quotidien gratuit, devenu un média numérique qui vise également les générations Z et Y.
Si Rad et le 24 heures tiennent bon pour l’heure, ce dernier n’a pas été épargné en février par les importantes compressions effectuées au sein de l’empire Québecor. Ici comme ailleurs, ces nouveaux médias numériques font tous face au même problème. Meta (Facebook et Instagram) se désintéresse des nouvelles. Dans l’algorithme, ces plateformes sont désignées comme des sites d’information, et leurs contenus ont moins de chances de se retrouver sur les fils des utilisateurs.
« Facebook avait fait de belles promesses aux médias, et aujourd’hui il se retire. Il y a des désillusions. Plusieurs de ces médias ont peut-être trop misé sur les réseaux sociaux et ils en sont devenus dépendants. On a oublié que nos audiences sur les réseaux sociaux, ce sont des audiences qui nous sont prêtées par Facebook et Instagram. On n’en est pas propriétaires », indique Philippe Lamarre, président et fondateur d’Urbania.
À la recherche d’un nouveau modèle
Autrefois un magazine papier, Urbania est aussi devenu en quelque sorte un pure player dans les dernières années. Ses revenus sont essentiellement tirés de contenus commandités et de partenariats. Un article de finances personnelles sera par exemple présenté par une banque. Ou encore : une vidéo sur les infections transmises sexuellement sera proposée par une clinique médicale. Ce modèle d’affaires est aussi privilégié par Narcity, étiquetée comme site de nouvelles par Facebook. L’entreprise torontoise, qui relaie surtout des nouvelles sur la téléréalité et sur les dernières tendances, a elle aussi vu son rayonnement s’éroder.
Les médias traditionnels doivent également composer avec cette réalité dictée par les nouveaux algorithmes, mais le choc est moindre, car leurs utilisateurs ont davantage le réflexe de se rendre directement sur leur site ou sur leur application pour consulter leurs contenus. Certains tirent aussi des revenus des abonnements.
Les médias qui sont venus au monde avec les réseaux sociaux, comme Narcity, sont beaucoup plus à la merci de Facebook et d’Instagram, d’où ce penchant pour les titres sensationnalistes à haut potentiel viral. « On pense tous les jours à comment on peut attirer plus d’utilisateurs directement sur notre site. C’est difficile, car le public que l’on vise, les 20 à 40 ans, n’ont pas développé cette habitude et nous découvrent généralement par Facebook, par TikTok ou par YouTube. On n’est pas comme La Presse ou le New York Times, qui ont des lectorats beaucoup plus âgés. […] On doit absolument aller chercher de nouveaux revenus. Tout est sur la table. Il a même été question d’un mur payant, même si je ne pense pas que ça va arriver », laisse entendre Charles « Chuck » Lapointe, le cofondateur de Narcity et de MTL Blog.
Les limitesde l’infodivertissement
Charles Lapointe se félicite par ailleurs de ne jamais avoir pris le virage « hard news », contrairement à Vice et à BuzzFeed aux États-Unis. Ces deux compagnies misaient sur les grands reportages pour donner une crédibilité à leur image de marque, alors que les contenus plus légers devaient permettre d’assurer leur viabilité économique en générant des clics. À quelques reprises, le travail de leurs journalistes fut primé. BuzzFeed a même remporté le prestigieux prix Pulitzer pour sa couverture de la situation des Ouïgours en Chine.
Mais au bout du compte, cette stratégie n’a pas fait ses preuves. Les uns après les autres, les pure players délaissent l’information. « Le hard news, ce n’est pas payant, et les plateformes commencent à le comprendre. Les annonceurs n’aiment pas ça, et même les utilisateurs ne veulent pas voir ça. Ça ne sert à rien de vouloir se prendre pour le New York Times. Il n’y a qu’un seul New York Times, et si ça fonctionne, c’est parce que les gens sont prêts à payer pour s’abonner. Les gens ne sont pas prêts à payer pour s’informer avec BuzzFeed ou Vice », de conclure froidement Charles Lapointe.