Une invitation à marcher crée un malaise chez CBC/Radio-Canada Ottawa-Gatineau

La présidente-directrice générale de CBC/Radio-Canada, Catherine Tait
Sean Kilpatrick Archives La Presse canadienne La présidente-directrice générale de CBC/Radio-Canada, Catherine Tait

La direction de CBC/Radio-Canada a créé un malaise dans sa station d’Ottawa-Gatineau. Des employés de la salle de rédaction ont été invités à participer à une marche en mémoire des victimes des pensionnats pour Autochtones jeudi, malgré leur devoir de réserve écrit noir sur blanc dans les Normes et pratiques journalistiques (NPJ) du diffuseur public.

« Je ne remets pas en question la valeur de cette journée, mais d’un point de vue journalistique, il y a un malaise évident à se faire inviter à participer », s’offusque un employé de la salle de rédaction de la station d’Ottawa-Gatineau, qui a demandé l’anonymat par crainte de représailles de son employeur.

L’ensemble des employés de la station, tous secteurs confondus, ont reçu mardi un courriel — dont Le Devoir a obtenu copie — les invitant à participer à « la marche du chandail orange », en reconnaissance de la Journée nationale de la vérité et de la réconciliation. Organisé par le service de l’équité et de l’inclusion du bureau autochtone de CBC ainsi que par le service diversité et inclusion de Radio-Canada, l’événement voulait « sensibiliser le public sur l’héritage des pensionnats et rendre hommage aux milliers de survivants ».

« Pas une manifestation »

Sur le coup de midi jeudi, une vingtaine de personnes se sont ainsi mises en marche dans le centre-ville d’Ottawa, avec en tête de file la grande patronne de CBC/Radio-Canada, Catherine Tait, vêtue d’un chandail orange. Interpellée par Le Devoir, cette dernière a refusé de répondre à nos questions, se contentant d’indiquer que ce n’était « pas une manifestation » et que c’était sur son « heure de déjeuner ».

« Je vois [cette invitation] comme un manque de considération ou un manque de compréhension du travail journalistique », indique pour sa part l’employé avec qui Le Devoir s’est entretenu. Il rappelle que l’impartialité fait partie des principes fondamentaux des NPJ.

Plusieurs de ses collègues de la salle de rédaction partagent ses critiques. L’une d’entre eux se dit toutefois partagée sur la situation. « Je comprends le malaise dans le milieu, mais ça ne me choque pas », laisse tomber celle qui a aussi requis l’anonymat par crainte de représailles.

Elle reconnaît avoir été surprise en découvrant l’invitation à la marche, mais explique avoir ensuite « réalisé que ça fait partie de cette nouvelle tendance, plus forte du côté anglophone chez CBC, d’être sans gêne par rapport à la mission du diffuseur public de représenter la diversité canadienne ».

Elle donne en exemple le fait que le logo de CBC prend maintenant les couleurs du drapeau arc-en-ciel, symbole des personnes LGBTQ+, lors de la Semaine de la fierté. « On est dans l’idée de fierté, de représentation, et non dans la manifestation. Il y a une nuance, je crois. » Rappelons que sous l’impulsion de la présidente-directrice générale Catherine Tait, la société d’État a accéléré depuis 2018 son virage diversité et inclusion. « J’y vois surtout une maladresse de la part de la direction, poursuit-elle. Je pense qu’on a voulu avertir tous les employés de l’organisation de cette marche, mais on aurait pu le faire sans inviter le milieu journalistique à y participer. »

Questionnée une nouvelle fois sur le fait d’avoir invité ses journalistes à prendre parti en participant à cet événement, la direction de CBC/Radio-Canada a répondu, par l’intermédiaire de son porte-parole Leon Mar, que « les journalistes font partie intégrante de CBC/Radio-Canada et c’est pour cette raison qu’ils reçoivent ces communications. Leur statut de journaliste leur impose par la suite de prendre en considération nos Normes et pratiques journalistiques avant de prendre la décision de participer ou non à un tel événement. »

Neutralité journalistique

 

« Si des employés de bureau ou de services, ou même Mme Tait, souhaitent soutenir certaines causes, grand bien leur fasse. Mais qu’on encourage les employés du service de l’information à le faire, là, c’est autre chose », commente l’ex-directeur de l’information de Radio-Canada Alain Saulnier.

À ses yeux, cette invitation à la marche marque une « rupture dans l’histoire de l’application des NPJ à Radio-Canada ». Traditionnellement, les journalistes ne peuvent ni militer ni donner leur opinion, que ce soit à travers leurs reportages ou sur leurs réseaux sociaux. Ils ont ce devoir de réserve, qui consiste à ne pas afficher publiquement ce qu’ils pensent.

« En même temps, ce sont des questions de plus en plus délicates, parce qu’il y a des causes plus universelles que d’autres. Il y a une différence entre manifester pour réclamer plus de logements sociaux et marcher pour affirmer une relation d’égal à égal avec les peuples autochtones. Mais on s’arrête où, dans ce cas ? Quelle cause devient plus acceptable qu’une autre ? On ouvre la boîte de Pandore, selon moi », dit M. Saulnier.

Ne serait-ce pas justement l’occasion pour le milieu journalistique de se pencher sérieusement sur la question, lance de son côté le président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), Michaël Nguyen. « Est-ce que ça peut être acceptable qu’un journaliste participe en tant qu’individu et non comme journaliste, à certaines causes ou certains mouvements apolitiques par exemple ? »

Il conçoit que le sujet reste très délicat et lance une mise en garde aux journalistes. « Nos actions ont une répercussion plus grande que sur notre propre personne parce qu’on représente tous notre profession. C’est important de faire attention à préserver notre neutralité et notre apparence de neutralité », indique-t-il, surtout dans un contexte de méfiance croissante envers les médias.

Avec Boris Proulx

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