Le journalisme au-delà des clichés caniculaires

À bord du métro de Londres, un jeune homme se servait d’un journal comme éventail pour se rafraîchir, lundi. Symptôme du réchauffement climatique, une vague de chaleur extrême étouffe l’Europe.
Photo: Yui Mok Associated Press À bord du métro de Londres, un jeune homme se servait d’un journal comme éventail pour se rafraîchir, lundi. Symptôme du réchauffement climatique, une vague de chaleur extrême étouffe l’Europe.

Records de chaleur, incendies, sécheresse : la canicule qui frappe l’Europe de l’Ouest ces derniers jours fait la une des journaux de cette région du globe et attire même l’attention des médias de ce côté-ci de l’Atlantique. Mais devant une couverture naviguant entre la banalisation, le sensationnalisme et l’anecdotique, des experts d’ici appellent à une plus grande rigueur des médias lorsque vient le temps de parler des phénomènes extrêmes liés aux changements climatiques.

« Plus chaud que le Sahara » (« Hotter than the Sahara »), titrait lundi le tabloïd The Sun pour accompagner une photo de plage bondée. « Restez en sécurité, restez au frais » (« Keep cool, stay safe »), clamait le lendemain le quotidien Peterborough Telegraph, avec comme illustration un enfant savourant une crème glacée.

Pendant ce temps, le quotidien britannique i prévenait ses lecteurs que « la Terre envoie un avertissement » (« Earth sends a warning »), avec en fond une carte thermique du Royaume-Uni battant tous les records de température. Et du côté de la France, Libération présentait une photo de pompiers luttant contre d’immenses flammes, accompagnée du titre « L’impression d’être dans un film catastrophe ».

« C’est soit les clichés sensationnalistes qui font vendre, ou la minimisation du problème qui frôle le déni des changements climatiques », fait remarquer Patrick White, professeur à l’École des médias de l’UQAM, à la vue de ces différentes unes européennes. Certes, les premières pages sont généralement pensées pour attirer l’oeil — les titres et images ne reflètent donc pas toujours la qualité de la couverture journalistique accordée au sujet —, « mais c’est ce que retiennent les gens, ça marque les esprits et guide leur opinion », souligne le professeur.

Photo: Libération Le quotidien français «Libération» a consacré sa page frontispice à la canicule qui sévit.

Ce constat trouve écho sur les réseaux sociaux et dans les prises de parole publiques. Si certains crient à l’exagération et à la création d’un climat de peur par les médias, d’autres déplorent l’illustration trop positive de la canicule. Ils reprochent surtout l’utilisation d’images joyeuses, comme des enfants jouant dans des jeux d’eau ou mangeant une crème glacée, des personnes se prélassant au bord de la piscine ou des gens se faisant bronzer sur la plage.

Des militants écologistes du groupe Extinction Rebellion sont même allés jusqu’à briser des vitres du siège social londonien de l’éditeur News UK — qui appartient à Rupert Murdoch — mardi pour manifester leur indignation face à la couverture médiatique du phénomène. Le groupe de pression reproche au tabloïd The Sun, par exemple, d’avoir illustré le sujet avec des femmes en bikini et des plages bondées. Il critique aussi le Daily Express, qui titrait lundi « Ce n’est pas la fin du monde ! Restez au frais et continuez… » (« It’s not the end of the world! Just stay cool and carry on… »).

« Les médias jouent un rôle crucial. Ils peuvent être autant des agents d’information que de désinformation à travers les mots, les images et les intervenants qu’ils choisissent pour parler des canicules — et des autres événements météorologiques extrêmes. […] Ils doivent en être conscients et réfléchir à leurs choix de couverture en conséquence », souligne de son côté le météorologue Gilles Brien, rappelant que les médias canadiens n’échappent pas à cette affirmation.

Quoi montrer, quoi dire

 

De ce côté-ci de l’Atlantique, quand surviendra la prochaine canicule, comment ne pas tomber dans la banalisation ou le sensationnalisme ? Tous les intervenants consultés s’entendent : on laisse tomber les jeux de mots et les clichés qui tournent en boucle en ce moment pour plutôt montrer et, surtout, raconter les réels impacts de la canicule.

« Le jargon scientifique, ça ne parle pas aux gens. Ils ont besoin de comprendre, avec des exemples réels et concrets, ce qui peut leur arriver à eux, à leur famille, à leur maison, à leur chien, etc., soutient Gilles Brien. C’est comme ça qu’ils prendront la mesure de la gravité de la situation. […] Il y a une urgence climatique. Les vagues de chaleur font 5 à 6 millions de morts chaque année dans le monde. Sans compter les autres désastres naturels qui surviennent. »

« ​C’est important d’aller chercher le point de vue des personnes vulnérables ou marginalisées, qui sont les plus touchées », renchérit Amélie Daoust-Boisvert, professeure adjointe au Département de journalisme de l’Université Concordia. « Il faut dire et montrer comment les sans-abri tentent de fuir la chaleur, comment la climatisation reste un enjeu dans les CHSLD et que la chaleur fragilise les aînés », donne-t-elle en exemple.

De l’avis de Patrick White, il faut aussi mieux expliquer les répercussions environnementales des canicules. Il ne s’agit pas juste de « feux de forêt ultralocalisés », c’est aussi la sécheresse qui frappe les productions agricoles et qui crée des difficultés d’approvisionnement pour plusieurs produits qu’on consomme au quotidien, note-t-il.

Les experts insistent également sur la nécessité de sortir de « l’anecdotique » et de remettre les événements météorologiques extrêmes dans leur contexte. « ​Couvrir une canicule, ce n’est pas juste afficher des températures et indiquer les records battus : c’est faire des liens avec les changements climatiques, montrer que les canicules qui se répètent et s’intensifient en sont une conséquence », explique le météorologue Gilles Brien.

La professeure Daoust-Boisvert souligne aussi la nécessité de signaler les liens entre ces événements et les actions politiques entreprises — ou non — pour affronter les changements climatiques. « C’est le rôle des journalistes de talonner les politiciens, de faire le suivi des projets promis qui n’ont pas été mis en place. »

Et si pour changer les mentalités, ça prend une dose d’alarmisme, « allons-y », ajoute de son côté Gilles Brien. « Je crois qu’on est rendus là. On a bien fait des campagnes antitabac avec des images horribles sur les paquets de cigarettes pour que les gens arrêtent de fumer. Si ça prend des images comme ça pour qu’on prenne conscience de l’urgence climatique et qu’on agisse collectivement, allons-y. Tant qu’on ne donne pas l’impression qu’on ne peut plus rien faire pour sauver la planète. »

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