Front commun contre le blâme du CRTC pour l’utilisation du «mot en n» à Radio-Canada

De plus en plus de voix s’élèvent contre le récent blâme que le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) a adressé à Radio-Canada pour avoir utilisé le mot en n à plusieurs reprises dans une chronique radio. Après les multiples appels du milieu journalistique à la contestation de la décision, c’est au tour de la classe politique de monter au front en interpellant directement le ministre du Patrimoine canadien, Pablo Rodriguez.
« Cette décision du CRTC est une grave atteinte à la liberté d’expression. Nous suivrons les prochaines étapes avec intérêt, à savoir si elle ira en révision judiciaire. Nous sommes solidaires avec les représentants des médias touchés par cette décision », a écrit la ministre québécoise de la Culture et des Communications, Nathalie Roy, sur son compte Twitter lundi. Son cabinet a précisé au Devoir qu’une « correspondance officielle sera envoyée sous peu au ministre Rodriguez afin de souligner les enjeux importants que soulève cette décision ».
Rappelons que la semaine dernière, le CRTC — qui réglemente les médias électroniques au pays — a exigé des excuses publiques de la part de Radio-Canada, blâmant l’utilisation à quatre reprises du mot en n dans un échange entre l’animatrice Annie Desrochers et le chroniqueur Simon Jodoin à l’émission Le 15-18 du 17 août 2020. Tous deux discutaient alors de la controverse de l’heure — soit la suspension d’une professeure de l’Université d’Ottawa qui avait utilisé le mot en n dans un cadre pédagogique — et avaient cité le titre de l’essai Nègres blancs d’Amérique, de Pierre Vallières.
Tout aussi déconcerté par la tournure des événements, le Bloc québécois a également décidé d’interpeller le ministre Rodriguez lundi, le priant d’intervenir rapidement dans ce dossier. « Je vous demande de rappeler le CRTC à l’ordre et de révoquer cette décision mal fondée. Et pourquoi ne pas organiser une consultation publique sur la question ? Voilà une idée constructive qui pourrait faire naître des échanges intéressants et, ultimement, de meilleures pratiques à mettre en place chez nos radiodiffuseurs ! » a écrit Martin Champoux, député bloquiste de Drummond et porte-parole du parti en matière de patrimoine, dans une lettre publiée dans les médias de Québecor.
« Le mandat premier du CRTC, c’est de veiller à ce que la Loi sur la radiodiffusion soit adéquatement appliquée. Or, j’ai l’impression que les principes de liberté d’expression et d’indépendance journalistique, inscrits dans la réglementation, n’ont pas été défendus et ont plutôt mis de côté au prix d’une pression ou d’une mouvance sociales », a-t-il ajouté en entrevue.
« Il faut comprendre que ce mot est lourd de sens et que son utilisation est profondément blessante pour les Canadiens noirs. Il faut aussi se rappeler qu’une telle décision doit tenir compte de la liberté de presse, qui se veut fondamentale à notre démocratie et qui doit toujours être protégée », a indiqué le ministre Pablo Rodriguez par courriel, insistant sur la nécessité de « respecter et préserver » l’indépendance du diffuseur public et du CRTC.
Il a par ailleurs rappelé que Radio-Canada dispose d’une période de 30 jours pour faire appel de la décision devant les tribunaux si elle le souhaite. « Nous ne commenterons donc pas davantage », a-t-il ajouté, sans prendre clairement position.
De son côté, la société d’État dit avoir « pris connaissance des diverses opinions suscitées par la décision du CRTC », mais vouloir prendre « le temps nécessaire pour étudier [la décision] et la suite des actions à prendre ».
Appels à l’appel
Depuis la publication du blâme du CRTC, le milieu journalistique ne cesse de multiplier les prises de parole publiques pour dénoncer la décision de l’organisme et prier tantôt la haute direction, tantôt le conseil d’administration de Radio-Canada de ne pas s’excuser.
D’anciens ombudsmans et d’anciens directeurs de l’information à Radio-Canada ont lancé le bal vendredi, appuyé lundi par une cinquantaine de têtes d’affiche du diffuseur. Une troisième lettre ouverte, publiée dans nos pages mardi, abonde dans leur sens.
« Il n’appartient qu’à la direction éditoriale de Radio-Canada de définir en toute indépendance comment traiter les sujets selon sa propre politique éditoriale et ses Normes et pratiques journalistiques. […] Devant cette ingérence du CRTC, il est important d’en appeler de cette décision pour faire trancher par les tribunaux supérieurs cette question d’intérêt démocratique, au-delà du contexte de l’utilisation du mot en n », soutiennent une cinquantaine de professeurs, d’organismes, de journalistes et d’animateurs de différents médias québécois.
Ils craignent, comme leurs confrères, que cette décision crée un précédent et permette au CRTC de juger à l’avenir du contenu diffusé en ondes, tant à Radio-Canada que dans les médias privés qu’il régit. Une inquiétude exacerbée par le fait que l’organisme fédéral est appelé à gagner en importance avec la réforme de la Loi sur la radiodiffusion du gouvernement Trudeau, qui placerait aussi les médias numériques sous sa gouverne.
Traditionnellement, au Québec, il revient plutôt au Conseil de presse, un tribunal symbolique, de juger des bonnes pratiques journalistiques des médias. Le diffuseur public a même son propre ombudsman. D’ailleurs, ce dernier avait jugé en 2020 que l’extrait mis en cause par le CRTC respectait les Normes et pratiques journalistiques de Radio-Canada.
« C’est le CRTC qui a obligé CBC/Radio-Canada il y a 30 ans à se donner des ombudsmans [pour] ne plus jouer à la police et gérer les plaintes sur le contenu. Et aujourd’hui, tout à coup, le CRTC aimerait à nouveau donner son avis. C’est un peu particulier », indique Guy Gendron, ombudsman de Radio-Canada de 2016 à 2021.
Ces dernières années, le CRTC ne s’était avancé sur ce terrain que de très rares fois. En 2004, par contre, lors du procès qui opposait l’animateur Jeff Fillion et Sophie Chiasson, il n’avait pas hésité à retirer la licence de CHOI Radio X pour les propos controversés régulièrement tenus à cette antenne. Au terme d’une longue saga, la station de Québec avait finalement pu conserver sa licence en changeant de propriétaire.
« Le CRTC a été moins sévère avec les radios poubelles qu’avec Radio-Canada. André Arthur disait des choses sur les Noirs qui sont bien pires que de citer le livre de Pierre Vallières. Et pourtant, il n’a jamais été embêté par le CRTC », souligne pour sa part Marc-François Bernier, professeur d’éthique du journalisme à l’Université d’Ottawa.