La mémoire qui planche

Il était question de Stonehenge récemment à Aujourd’hui l’histoire d’ICIPremière, et le monument mégalithique datant de plusieurs milliers d’années était présenté avec des archives sonores d’époque. Enfin, d’une autre époque. La sérieuse production reprenait notamment une capsule comique imaginant un reportage sur le chantier de construction d’il y a 3000 ou 4000 ans diffusée le 26 avril 2001 par la regrettée drolatique émission Macadam tribus.
« Je le dis souvent quand je brainstorme avec mon équipe : notre émission n’est ni un travail universitaire, ni une thèse : elle raconte une histoire à l’aide d’archives », explique Maxime Coutié, animateur de la quotidienne depuis septembre. « Le récit est bâti autour des archives comme un reportage se construit autour des citations, des images en télé, des extraits sonores en radio. Des balados historiques, il y en a plein sur le Web. Ce qui nous distingue, ce qui fait notre richesse, c’est l’accès à des archives exceptionnelles. Un des mandats de l’émission, c’est d’ailleurs de les mettre en valeur. »
La radiodiffusion canadienne est devenue centenaire en 2022. La société d’État CBC/Radio-Canada a été créée le 2 novembre 1936. Les voûtes audiovisuelles du média public accumulées depuis, unique au pays, comptent aussi parmi les dix plus volumineuses du monde. On y retrouve environ quatre millions d’items répartis dans 18 centres régionaux de production dans tout le pays.
Passé 2.0
Ces trésors sont en voie de numérisation complète. « On numérise d’abord pour protéger le contenu parce que le support physique a une durée de vie limitée », explique Patrick Monette, premier directeur, médiathèque et archives de Radio-Canada. « La numérisation facilite ensuite la consultation et la diffusion. Notre personnel a pu télétravailler depuis le début de la pandémie. »
Le chantier numérique étalé sur une dizaine d’années, maintenant à mi-course, doit effectuer le transfert d’environ 700 000 supports radios et télé. À Montréal, le transfert numérique des fonds radiophoniques est réalisé à 60 % et à 15 % dans les stations régionales. La moitié des images est numérisée. Les copies sont conservées en trois exemplaires à deux endroits distincts.
La diffusion se fait sur un site créé en 2017, maintenant divisé en une vingtaine de thèmes (arts, société, politique, techno, alimentation…), mais aussi sur différentes plateformes (YouTube, Facebook et Instagram). Il ne s’agit pas de tout mettre en ligne, les droits d’auteur des productions externes constituant le premier obstacle à l’ouverture complète des documents. La radio parlée ne poserait, en gros, aucun problème de ce point de vue.
Quand on pensearchives, on pense ancien, en noir et blanc, et vieille émission de radio. Il faut plutôt comprendre que de diffuser un extrait du radio-journal de la semaine dernière implique un recours aux archives
La nouvelle émission dans la grille d’été, La petite histoire d’une grande journée, reviendra sur des moments monuments (ouverture d’Expo 67, Apollo 11, 11 septembre 2001…) en proposant une « expérience immersive et sensorielle » puisant dans les fonds sonores. Les balados exploitent aussi à fond les trésors d’autrefois. La liste est longue, et en fait, tous les balados ou presque font une place aux archives accumulés : L’histoire ne s’arrête pas là, Histoires d’enquête, Les voix de la tour, Pour l’avoir vécu, etc.
Les sons et les images du passé servent aussi et même surtout à enrichir les productions d’actualités quotidiennes. « Quand on pense archives, on pense ancien, en noir et blanc, et vieille émission de radio, note Patrick Monette. Il faut plutôt comprendre que de diffuser un extrait du radiojournal de la semaine dernière implique un recours aux archives. Il n’y a presque pas d’émissions où on ne retrouve pas ce genre d’extraits. »
À RDI, environ 70 % du contenu provient de matériel visuel préparé par des archivistes. Les fonds sont aussi exploités commercialement pour vendre des clips à la seconde aux producteurs privés.
Marie-Laurence Rancourt, cofondatrice de Magnéto, un organisme sans but lucratif de création de balados, en a fait la douloureuse expérience. Pour l’utilisation de 425 secondes pour la balado La nuit Myra Cree, elle a dû débourser 2643,28 $ en février 2020. À ce tarif (5 $ la seconde, plus les frais administratifs), les extraits d’émissions de la célèbre animatrice de… Radio-Canada ont été réduits au strict minimum.
« J’en discute avec des collègues et on vit tous la même réalité : le cadenassage des archives de Radio-Canada », déplore Mme Rancourt, qui réclame des tarifs adaptés pour les petits organismes comme le sien, modulation à laquelle Radio-Canada assure s’astreindre en fonction des formats, des canaux de distribution et de la nature des projets. « Je n’ai donc pas été capable d’acheter les archives nécessaires pour la réalisation de mon projet initial. Ça reste anecdotique. Le plus important, c’est de se poser des questions sur la transformation des matériaux de mémoire collective en marchandises, bien sûr, et sur l’usage qu’on en fait. »
Des compétences de pointe
L’archivage comme l’interprétation des fonds requièrent des compétences de pointe. Le service de la médiathèque et des archives emploie des dizaines de personnes, « tous des intellos », précise leur patron, tous diplômés en maîtrise de bibliothéconomie, souvent après un bac dans une autre discipline.
C’est le cas de Mario Bolduc, médiathécaire à Radio-Canada depuis près de deux décennies. Il travaille essentiellement pour l’audio maintenant, les balados et la radio. On peut entendre ses découvertes sonores à Parcours, au 15-18 (qui ouvre souvent avec une pépite historique) et à Aujourd’hui l’histoire.
Il pige dans les bandes-annonces de films, les radioromans, les lectures de textes pour ne pas seulement ressortir des entrevues. Il peut aussi piger (en payant) du côté des banques de données européennes francophones, dont celle très fabuleuse de l’Institut national de l’audiovisuel de France. Le dépôt légal instauré au début des années 1990 permet la protection d’une centaine de chaînes télé et de presque autant de radios en plus des films et des sites Web. Environ 900 personnes travaillent dans ce Louvre de la mémoire audiovisuelle française.
Pêcher des extraits dans la mer de vieilles productions permet aussi de mesurer les mutations sociales. Les contemporains peuvent être indulgents, excuser des choses, les contextualiser, tout en restant honnêtement critiques.
« Il y a une certaine nostalgie pour le Radio-Canada d’antan, dit Maxime Coutié. J’en écoute beaucoup, du Radio-Canada d’antan. Il y avait d’excellents reportages, des productions absolument magistrales, des journalistes comme Marcel Ouimet ou René Lévesque qui ont marqué par la qualité de leur travail. Il y a aussi des trucs très, très mauvais. Il y a des propos misogynes, racistes et autres qui témoignent d’une époque. On ne peut pas se mettre la tête dans le sable. »
Le ton a changé aussi. On « perlait » énormément à Radio-Canada, qui se donnait des airs de Radio-France. Tellement qu’on se demande comment le bon peuple ordinaire faisait pour se reconnaître. « Je me demande à qui parlaient ces gens-là », dit Maxime Coutié. Personne dans la rue au Canada ne s’exprimait comme ça. Il y avait une rupture de ton, un accent, sauf pour René Lévesque ou Pierre Paquette, par exemple, qui n’étaient jamais dans ce ton radio-canadien. »
Marie-Laurence Rancourt demande de ne pas s’enfermer dans une conception des archives comme simple rappel d’un passé révolu et sans regret. Elle cite le « très beau livre » La voix sombre (P.O.L., 2015), de Ryōko Sekiguchi, qui s’attarde aux traces laissées par une voix. Elle ajoute que tous les enregistrements ont de la valeur pour mieux nous situer nous-mêmes maintenant, d’où l’importance de les rendre accessibles.
« Les archives permettent de comprendre ce qui nous entoure, notre manière de vivre, ce n’est pas de l’ordre de l’absolu, dit-elle. Elles permettent de faire de l’archéologie, de mieux saisir pourquoi les choses sont comme elles sont et pourraient être différentes. Elles ouvrent sur l’émancipation. »