«Le Grand Continent», ou le monde passé en revue

Le rédacteur en chef, Mathéo Malik. La revue décerne le prix littéraire 3466  (altitude à laquelle le prix est décerné, dans un lieu qui fait face au mont Blanc).
Photo: Le Grand Continent Le rédacteur en chef, Mathéo Malik. La revue décerne le prix littéraire 3466  (altitude à laquelle le prix est décerné, dans un lieu qui fait face au mont Blanc).

Un article récent s’interroge sur la possibilité du retour de la guerre en Europe, et un autre expose la « doctrine Macron » telle que révélée par un grand entretien. Il est aussi question des prochaines élections au Portugal et en Italie, de la notion d’anthropocène, de la bande dessinée pratiquée par Riad Sattouf, et puis d’une douzaine de livres de fiction publiés récemment en hongrois, en finnois, en allemand ou en danois.

La perspective paraît large comme le monde — et elle l’est ! Rien de ce qui concerne les affaires sociopolitiques ou culturelles ne semble étranger à cette publication. Voici, en somme, une revue de chevet pour l’honnête femme et son fiancé du monde mondialisé.

Ce récent média de débat intellectuel, stratégique et politique s’appelle Le Grand Continent. Créée en 2019 et éditée par le Groupe d’études géopolitiques (GEG), un groupe de réflexion parisien domicilié à la très prestigieuse École normale supérieure, la revue est entièrement numérique et largement gratuite. Les fonds viennent de dons privés et en petite partie, pour l’instant, d’abonnements.

Gilles Gressani, normalien diplômé en 2012, président du GEG et directeur du Grand Continent, explique cette création éditoriale par un manque ressenti par sa génération. « Au fond, nous ne savions pas très bien où trouver ce qu’on voulait lire le matin dans l’espace francophone, indique-t-il en entrevue au Devoir, accompagné du rédacteur en chef, Mathéo Malik. Des revues historiques étaient en train de disparaître, l’université est un peu cloisonnée et l’espace médiatique se referme aussi, alors que l’espace anglophone, lui, reste très actif. »

Le directeur cite l’exemple de la revue américaine Foreign Affairs, qui célébrera cette année son 100e anniversaire. Lui et le rédacteur en chef nuancent toutefois le rapprochement proposé avec la revue Le Débat, de Pierre Nora et Marcel Gauchet, sabordée en 2020 après 40 ans d’existence. D’abord parce que Le Grand Continent est un pure player (une revue tout en ligne), comme on dit là-bas. Ensuite parce que cette nouvelle publication réagit à chaud aux transformations du monde, par exemple, en ce moment, à la menace de guerre en Ukraine.

Photo: Le Grand Continent Le directeur, Gilles Gressani

M. Malik cite le travail fait sur la COVID-19 depuis deux ans, publié dans une section spéciale avec moult graphiques et cartes. Les infographies ont fait gonfler le lectorat. La revue dépasse maintenant les quatre millions de pages visualisées.

« Il y a une vraie demande pour quelque chose entre le temps vertigineux du tweet et le temps lent des livres, poursuit M. Gressani. Les gens ne vont pas lire sur Internet un texte sur le fonctionnement de l’armée russe, à moins que ce soit d’actualité. »

Vision globale

 

La création du Grand Continent vient aussi s’attaquer à un autre problème, non pas générationnel, cette fois, mais général : il existe très peu d’espaces médiatiques où l’on peut décortiquer le monde en dehors du strict cadre national, alors que de plus en plus de questions fondamentales sont d’ores et déjà mondialisées. Les GAFAM, ça vous dit quelque chose ?

« Il faut sortir l’Europe des affaires européennes, affirme le directeur. Il faut s’intéresser aux problèmes en sortant du cadre technique travaillé par l’économie et le droit. Il faut s’ouvrir à toutes les sciences sociales, à la littérature ou à la géopolitique. »

« Nous voulons être structurants, mais pas structurés, ajoute Mathéo Malik. La plupart des gens parlent de quelque part et se positionnent sur l’échiquier politico-idéologique. Nous, ce qui nous intéresse, c’est de regarder la carte. Nous voulons examiner les problèmes émergents et parler politique sans avoir de ligne politique. »

L’objectif n’est pas non plus de neutraliser la partisanerie par l’expertise, avertit le directeur, pourtant lui-même formé dans une grande école de la République, machine pédagogique comptant parmi ses anciens 14 Prix Nobel, un président et d’innombrables hauts fonctionnaires. Il s’agirait plutôt de suivre les transformations, de les comprendre et de les expliquer, par exemple en reproduisant des discours de Viktor Orbán, président de la « démocrature » hongroise, mais en les accompagnant de notes explicatives.

Les archives cumulent déjà plus de 1300 collaborateurs, de tous horizons politiques et professionnels, dont beaucoup de signatures prestigieuses de décideurs savants ou d’artistes, d’Henry Kissinger à Thomas Piketty et de Mario Vargas Llosa à Toni Negri.

Le Grand Continent emploie sept permanents à Paris et est publié en français, choix assumé pour couvrir le vaste monde où l’anglais sert de lingua franca, mais où le « marché des idées » semble aussi saturé dans cette langue, soutient M. Gressani.

L’anglais n’est pas non plus dans les plans de développement. Par contre, la publication propose déjà des sections en quatre autres langues européennes (allemand, italien, espagnol et polonais), qui auront leur autonomie éditoriale d’ici 2024, selon les souhaits des dirigeants.

« Et pourquoi pas aussi en mandarin » ajoute le directeur, tandis que le rédacteur en chef fait remarquer que les signatures franco-françaises ne sont déjà « pas du tout majoritaires » dans sa publication.

La revue décerne aussi le prix littéraire 3466 (altitude à laquelle le prix est décerné, dans un lieu qui fait face au mont Blanc). La récompense de 100 000 euros permettra la traduction et la diffusion d’un roman européen. La première attribution a rendu hommage à Roberto Calasso, écrivain italien mort en juillet 2021

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