À Ottawa, les journalistes une fois de plus pris pour cibles
Insultes, menaces, intimidation : plusieurs artisans des médias ont été pris à partie par des manifestants lors de leur couverture du « Convoi de la liberté » à Ottawa ces derniers jours. Une situation vivement dénoncée par le milieu journalistique, témoin d’une animosité grandissante envers le métier depuis le début de la pandémie.
« Ce que je trouve déplorable, c’est que j’ai dû interrompre mon travail à cause d’eux. Ils manifestent pour la liberté, mais seulement la leur, pas celle des autres », déplore au téléphone Philippe Bonneville.
Alors qu’il était en plein direct sur les ondes du 98,5 FM samedi après-midi, le journaliste a été dérangé par plusieurs manifestants. « Ils étaient quatre ou cinq autour de moi, à moins de 30 cm de mon visage. Ils me criaient toutes sortes d’obscénités. Ça a attiré l’attention d’une vingtaine d’autres personnes, et c’est vite devenu intenable, j’ai dû tout interrompre », raconte-t-il.
Ce que je trouve déplorable, c’est que j’ai dû interrompre mon travail à cause d’eux. Ils manifestent pour la liberté, mais seulement la leur, pas celle des autres.
Une fois son micro fermé, les manifestants se sont rapidement dispersés. « Ils voulaient juste perturber mon travail », poursuit le journaliste, relevant tout le paradoxe de la situation : « on vient dire que les médias ne parlent pas assez du mouvement, et quand on se déplace pour en parler, on nous empêche de le faire ».
S’il reconnaît que seule une minorité de manifestants s’en sont pris verbalement aux journalistes présents, Philippe Bonneville soutient que c’est « la foule la plus hostile aux médias » qu’il a vue de toute sa carrière.
Il s’estime d’ailleurs « chanceux » de travailler pour la radio, un médium qui lui permet de se déplacer simplement avec son micro et de rester discret comparativement à ses collègues de la télévision.
Plusieurs journalistes pour Radio-Canada, TVA Nouvelles, CTV ou encore Noovo Info ont effectivement rapporté — en ondes et sur les réseaux sociaux — avoir été la cible de manifestants ces derniers jours.
Deux approches, deux résultats
La journaliste pour TVA Nouvelles Kariane Bourassa a indiqué en ondes vendredi soir avoir entendu près d’une trentaine d’insultes à son endroit après seulement deux heures sur le terrain. Le lendemain, c’était au tour de ses collègues Félix Séguin et Raymond Filion de se faire interrompre en plein direct par des participants visiblement fâchés par leur présence. En direct, on voit l’un d’eux s’en prendre à un agent de sécurité engagé par le réseau privé pour accompagner les journalistes sur place.
Le scénario s’est répété mardi lorsque le journaliste Yves Poirier a pris la relève avec son caméraman Olivier Ménard. Dans une vidéo partagée sur les réseaux — comptabilisant près de 455 000 vues —, on les voit poursuivre difficilement leur direct alors que des manifestants les suivent en criant et en faisant des doigts d’honneur à la caméra, tandis que des agents de sécurité tentent de les repousser.
De son côté, Audrey Ruel-Manseau — qui couvrait l’événement pour la chaîne Noovo Info — anticipait les dérapages et a tout fait pour rester le plus discrète possible. « C’était quasi impossible de savoir que j’étais là pour un média, souligne-t-elle. J’étais seule avec mon cellulaire, pas de caméraman. Aucun sigle de mon média sur mes vêtements ni sur mon micro. » Résultat : à part quelques insultes lorsqu’elle sollicitait des entrevues, elle a réussi à faire son travail sans être interrompue. Elle trouve néanmoins « déplorable » de devoir en arriver là pour exercer son métier en paix.
La classe politique a également dénoncé la situation mercredi. La Chambre des communes — à l’initiative du Bloc québécois — a déploré les « tentatives d’intimidation » que les artisans des médias ont subies au cours des derniers jours à Ottawa et a rappelé « le rôle primordial et essentiel des journalistes en démocratie ».
Précautions nécessaires
Ce n’est pas la première fois que les travailleurs de l’information sont ainsi pris à partie. Les personnes interrogées par Le Devoir s’entendent toutefois : l’animosité envers les médias se fait encore plus ressentir depuis le début de la pandémie.
« La pandémie a été un tremplin pour la désinhibition des gens, fait remarquer Michaël Nguyen, président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec. Au début, les attaques contre les journalistes étaient surtout en ligne. Maintenant, on voit dans les manifestations que certains expriment en vrai ce qu’ils écrivaient, cachés derrière leur écran, sans même réaliser que c’est criminel. »
Citant un sondage Ipsos mené cet automne au nom d’une douzaine d’organisations médiatiques du Canada, il rappelle que plus de 70 % des professionnels de l’information ont affirmé avoir été victimes de harcèlement dans la dernière année. Si la cyberintimidation est de loin la forme la plus courante, les attaques physiques sont de plus en plus fréquentes.
Face à ce constat, les entreprises médiatiques prennent de plus en plus de précautions pour assurer la sécurité de leurs employés sur le terrain. Le Devoir, par exemple, s’est procuré il y a deux ans des équipements de protection — casque, lunettes balistiques, masque à gaz, veste de protection. « Selon le niveau de risque, il y a des cas de figure où on oblige nos journalistes, photographes, vidéastes à les porter. D’autres fois, on leur demande de l’avoir à portée de main si ça se corse », précise le directeur de l’information, Florent Daudens.
En plus d’équipements de protection, les grands réseaux de télévision, comme TVA Nouvelles et Radio-Canada, ont pour leur part recours à des agents de sécurité, comme cela a été le cas à Ottawa ces derniers jours.
« Ce n’est pas récent. Ça fait des années [qu’on en engage], c’était déjà le cas au Printemps érable en 2012, explique Luce Julien, directrice générale de l’information des Services français de Radio-Canada. Ça fait partie de notre budget de couverture. […] On forme aussi depuis des années les journalistes à travailler en zone hostile : zones de guerre, inondations, feux, manifestations. »
Le service public a également engagé un « spécialiste en sécurité » depuis plusieurs années pour évaluer les risques que courent les employés avant d’être envoyés sur le terrain.
« C’est inquiétant, c’est troublant. Les journalistes sont là pour informer, pour témoigner de ce qu’il se passe. Malheureusement, on est dans un climat social tendu, dans une aire de polarisation où ils sont pris comme cibles », laisse tomber Luce Julien. « C’est une menace à la liberté de presse, un accroc à la démocratie. »
Une première version de ce texte où l'on pouvait lire Mickaël Nguyen plutôt que Michaël Nguyen a été mise à jour.